En important de l’Opéra de Paris la Juliette ou la clef des songes de Martinů mis en scène par Richard Jones, le Grand-Théâtre de Genève a eu la main particulièrement heureuse. Car, une fois n’est pas coutume, c’est à un excellent livret, à la poésie fascinante et fabuleuse, que l’on a affaire dans cet opéra. Inspiré par la pièce éponyme de Georges Neveu – qui a également connu une adaptation cinématographique par Marcel Carné – il nous raconte les aventures de Michel, commis-voyageur parti à la recherche d’une femme qu’il a rencontrée trois ans plus tôt et n’a cessé de le hanter depuis.
Une histoire surréaliste
L’histoire, qui se suit comme un roman poétique, nous embarque aux confins de la réalité où celle-ci se confond avec le rêve. Dans la petite ville du sud de la France où le héros arrive, les habitants n’ont aucune mémoire. La voix de Juliette s’échappant de la croisée d’une fenêtre et qu’il croît reconnaître est-elle bien celle de la femme aimée ? C’est que la chronologie y est comme inversée. Tandis qu’il se promène avec elle, une chiromancienne lui lit non pas le futur, mais le passé dans les lignes de sa main. On comprendra au troisième acte que nous sommes au pays des songes, lorsque le protagoniste arrive au Bureau Central des Rêves, où chacun se voit attribuer une période déterminée où il peut rêver. Le gardien prévient Michel qu’il ne peut poursuivre l’objet de son désir, et doit partir avant le réveil, sous peine de sombrer dans la folie, comme ceux qui sont restés. Les thèmes et le traitement de l’intrigue empruntent ainsi largement à la psychanalyse – plus jungienne que freudienne d’ailleurs – dans la droite ligne de l’esthétique surréaliste.
La tendre mélancolie de l’accordéon
Et la mise en scène imaginée par Richard Jones se révèle d’emblée au diapason de cette inspiration, drôle et tendre à la fois, avec un onirisme poétique particulièrement enchanteur. Reprenant le motif joué à l’accordéon au début et à la fin de l’opéra, comme le leitmotiv tendrement mélancolique de l’irréalité du monde, un panneau de carton-pâte reproduit les plis de l’instrument, sur lesquels sont dessinés les façades du village. C’est également entre les soufflets de l’accordéon, inversé, que la forêt parsemée d’étoiles du deuxième acte se déploie, tandis qu’au dernier, l’employé du Bureau des rêves trône sur l’un des claviers, dont certaines touches esquissent le nez – la porte vers l’autre monde – la bouche et les yeux d’un visage fantomatique qui n’est pas sans évoquer Le Cri de Munch. La scénographie exprime, avec une fidélité remarquable et émouvante, le sentiment de la fragilité du réel qui parcourt la pièce de George Neveu, et que Martinů a admirablement traduit dans sa musique.
Un style inimitable
Si l’influence de Debussy s’y fait plus d’une fois reconnaître – entre autres dans la mélopée de Juliette qui n’est pas sans rappeler la chanson de Mélisande – la partition de Martinů ne dédaigne pas se mouvoir entre les styles les plus variés, sans que cet éclectisme n’empêche toutefois une voix inimitable de se faire entendre. Les harmonies de clarinettes basses et bassons qui ouvrent l’opéra rappellent les couleurs et les rythmes âpres du Sacre du printemps de Stravinsky, baignés pourtant d’une sensibilité à nulle autre semblable. Et le chef tchèque Jiří Bělohlávek, qui avait dirigé les représentations parisiennes lors de la précédente décennie, a su la saisir d’instinct, et la transmettre aux pupitres de l’Orchestre de la Suisse Romande, enveloppant l’auditeur dans la richesse de la palette expressive du compositeur.
Bien que non exclusivement composé d’interprètes francophones, le plateau réuni témoigne d’un louable effort d’intelligibilité, favorisant ainsi l’immersion dans le récit. On retiendra la Juliette juvénile et discrètement acidulée de Nataliya Kovalova, aux côtés du Michel touchant campé par Steve Davislim. On reconnaît la vigueur théâtrale de Jeannette Fischer en Chiromancien ou encore le solide métier de René Schirrer, endossant le costume du Père la Jeunesse. Le Commissaire du premier acte a des accents méridionaux avec Emilio Pons – mais n’est-on pas dans le sud de la France ? – tandis que Fabrice Farina marque les esprits dans son incarnation de l’Employé du Bureau des Rêves.
On ressort enchanté et conquis par cette Juliette, et l’on aimerait que les maisons d’opéra lui soient un Roméo moins ingrat. La postérité n’a pas toujours raison, et le Grand-Théâtre de Genève vient opportunément corriger son aveuglement.