Comment peut-on écrire la grâce, lorsqu’elle vous saisit, là, sans crier gare, au détour d’une salle de projection? Le Havre, gris souris de béton, après avoir été reconstruit à la va-vite par Auguste Perret, a eu une première revanche, lorsque l’Unesco l’a inscrit au patrimoine mondial. Bien peu de choses pour une ville détruite à 80 %, aux allées staliniennes battues par le vent du large qui, de la plage aux galets bien peu accueillants, transperce les immeubles, blocs monolithiques rangés côte à côte comme des légos. La seconde revanche, sur cette disgrâce imposée par les avions alliés, a eu lieu en mai dernier, lorsqu’à Cannes, la prétentieuse, il fallait voir les visages des personnes sortant du Palais des festivals. Cet air habité qu’ils avaient tous, même les plus blasés des journalistes, après avoir découvert le sublime conte de Kaurismaki. La rumeur avait enflé pour la Palme et puis rien, comme une seconde punition. Vendredi, Le Havre a eu sa revanche dans les salons feutrés du Fouquet’s. Jérome Garcin et Pierre Bouteiller, entre autres, lui ont offert le prix Louis Delluc, galop d’essai pour les Césars, récompensant le meilleur film de l’année. André Wilms a dédié le prix à Claude Guéant, se lâchant aux micros tenus par des journalistes bien peu habitués à tant de fougue et de vérité. « Il se trouve que je suis son frère albinos et pour votre malheur, journaliste et avocat. D’ailleurs, j’ai tout enregistré« . Il faut l’entendre dire cette phrase avec un aplomb merveilleux, lorsqu’il se rend dans ce centre de détention pour en convaincre le directeur de pouvoir voir le grand-père africain d’Idrissa, le petit garçon noir qu’il a recueilli.
Un conte des temps modernes
Car, le Havre, c’est l’histoire de ces gens de peu qui vivaient dans les cités ouvrières aux portes de la ville et qui, comme Marcel Marx vont se retrouver à sauver un homme avec cette impression bien réelle de sauver ainsi l’humanité. Des justes, qui le deviennent face aux mesures décidées par Sarkozy vis à vis des sans-papiers, et le spectateur de voir que les indics, les policiers prêts à tirer sur des enfants existent toujours. Echappé d’un conteneur, le jeune garçon veut aller en Angleterre. Les autorités le cherchent, le traquent comme ce flic, le commissaire Monet, personnage noir corbeau, joué par Jean-Pierre Darroussin, génial. Alors, quand il vient se cacher chez Marcel dont la femme, Arletty – poignante Kati Outinen – commence son combat contre le cancer « extrêmement bénin » selon son mari, répondant au « il y a quelque fois un miracle » du médecin par: « pas dans mon quartier« , c’est toute la solidarité entre les gens de bonne volonté qui se met en route. Pour lui, Marcel prendra le car, ira à Calais, là où « il n’y a que la communication qui est préparée« . Rien de prévu pour ces « morts-vivants » que le réalisateur finlandais filme avec une délicatesse, un respect grâce à des plans fixes – une vraie poésie. Car, autant le dire tout de suite, si le message est dur et se veut impliqué, le film ressemble à un conte de fées avec des décors qui fleurent bon l’antan, le paquet de lessive PAIC dans la cuisine, la vieille Renault, le bar « Le Moderne » et ses gueules de comptoirs qui ressemblent à un film des années 50 que l’on aurait colorisé.
Une poésie sans misérabilisme
André Wilms a un phrasé de théâtre, inimitable, le rythme a la beauté de la lenteur; les dialogues sont réduits au minimum, frôlant souvent l’absurde comme dans une pièce de Beckett. Ces sans papiers ? Des gens qui « n’existent pas » et qui, pour les plus chanceux, ont acheté des papiers le long de la Méditerranée, là où « les fausses cartes d’identité sont plus nombreuses que les poissons« . On pense à Prévert : « Un verre de vin fait ressortir les meilleurs cotés de l’homme et ça aide à dormir », ou « je voudrais une omelette, avec un seul oeuf« . Les phrases sont comme des petits diamants taillés sur mesure, à la facette près : « Pourquoi je devrais te croire ? À cause de mes yeux bleus« , ou « C’est bien d’être maigre, on a besoin de moins de tissu et dans une petite voiture, on tient à plusieurs« , « Elle est volage, ouvrir une boulangerie à notre époque ! » Même, la chienne, baptisée Laika est là pour rappeler celle qui, du même nom, fut envoyée en orbite sans qu’on ne prévoit de la faire revenir… Mais, et c’est là tout le talent de Kaurismaki, pas une seconde, on ne sombre dans le misérabilisme. Et même si le voisin, joué par Jean-Pierre Léaud, pense « faire son devoir et aider la société » en jouant les indics, si le préfet veut du résultat, le flic se révélera lui aussi un tendre et Arletty guérira. Et en regardant le bateau emportant au large le jeune garçon, c’est l’impression que c’est tout l’honneur d’un pays qui semble avoir été sauvé grâce à ces bonnes âmes vivant dans ce bidonville havrais, au cerisier qui se couvre de fleurs… De quoi réchauffer les coeurs les plus gris et secs à l’entrée de l’hiver et se dire combien la poésie, lorsqu’elle entre dans nos vies, est un baume sans prix.