Le 17 avril dernier, Le Château Latour, célèbre grand cru propriété du groupe PPR appartenant au milliardaire François Pinault, annonce qu’il sort du système des primeurs, période en mars qui permet aux négociants d’acheter directement aux domaines les millésimes de l’année avant qu’ils ne soient commercialisés. Ce «coup de Tonnerre dans le Bordelais» savamment orchestré par le service de presse de Latour a peut être une justification bien éloignée des vignes bordelaises…
Retour en arrière: en 2008, fait notable et annonciateur des changements à venir, une publicité sur CCTV (le réseau national chinois) lançait le vignoble Changyu à l’échelle du pays. Ce film publicitaire montrait, sur fond de château français en carton pâte, un gentilhomme d’âge mûr vantant, un verre de rouge à la main et en français s’il vous plait, les qualités d’excellence «mondiale» de cette marque de vin chinois. Changyu s’imposa alors comme une marque leader en Chine et, par ricochet, entraina le marché et la consommation du vin à suivre la même courbe de croissance exponentielle des marques de luxe.
Depuis, d’importations qui doublent quasiment chaque année aux rachats de domaines par des stars de cinéma et grands groupes alimentaires, en passant par ces bulles spéculatives qui touchèrent primeurs et grands crus d’exception l’année dernière, le moins que l’on puisse dire c’est que l’arrivée des acteurs chinois sur le marché mondial du vin ne passe pas inaperçue…
Pourtant, il y a 20 ans, personne ne buvait de vin en Chine…
Le rouge est bon pour la Santé, c’est Li Peng qui le dit…
Si Pierre Mendès France, alors président du conseil, utilisa en 1954 un verre de lait dans sa campagne pour combattre le fléau de l’alcoolisme en France, le Premier Ministre Li Peng, dans un discours qui enchanta pour de longues années les exportateurs de vins étrangers, utilisa lui en 1997 … un verre de vin.
« Le vin rouge est bénéfique pour la santé « dit-il. En terme publicitaire, c’était une «bombe», car pour les chinois, l’alimentation va de pair avec la santé. Par exemple, les aliments, et les goûts qui y sont liés (l’acide, l’amer, le sucré, le salé et le piquant), ont des fonctions curatives en médecine traditionnelle chinoise. Alors qu’en France, Mendès France cherchait à remplacer le vin et la bière par du lait, le Parti chercha lui, à travers le discours de Li Peng, à remplacer la consommation d’alcools de grain (sorte de vodkas chinoises) par la bière et le vin… Ceci tant parce que ces alcools forts faisaient des ravages dans une population encore majoritairement pauvre et rurale que pour encourager le développement des industries qui y seront liés. Dire qu’un bon coup de rouge aide à bien se porter était la porte ouverte à la création d’un nouveau marché. De quoi amener le «rouge», avec sa couleur de bonne fortune et du Parti de surcroit, sur la table de tous les chinois…
Un signe de réussite…
Hélas pour Li Peng, la réalité 15 ans après est quelque peu différente. Le vin n’a ni remplacé la bière, ni le Bai jiu (terme générique pour désigner les alcools blanc) dans les milieux populaires. Suivant l’évolution du pays et l’apparition tant d’une classe moyenne aisée que d’un flux d’affaires et de liquidités à nul autre pareil, c’est comme de bien entendu dans ces milieux aisés que s’est développé la consommation de ce symbole liquide de notre identité nationale.
Boire du vin, même chinois, est devenu en quelques années, grâce aux campagnes de publicité et aux personnages des « Desesperate housewives, Sex in the City » et autres séries américaines piratées, un synonyme sophistiqué de réussite sociale, porteur de ce romantisme pragmatique qui plaît tant aux jeunes chinoises. Pourtant, contrairement au regard extérieur que l’on pourrait y porter, boire du vin en Chine, c’est surtout l’offrir.
Au centre était la table…
Le cadeau fait partie intégrante de la culture chinoise. Entre amis on s’invite régulièrement au restaurant ou l’un des convives invite la tablée pour honorer ses amis et ainsi garder la face. A charge de revanche pour les autres de faire pareil dans les jours qui suivent. L’important pour celui qui reçoit est de bien inviter, de bien traiter ses invités. Il faut qu’ils soient repus en sortant et, s’ils ont bu un coup de trop, l’hôte n’en est que plus content. C’est ainsi que les chinois urbains, dans leur grande majorité, ne mangent que rarement chez eux. Dans les milieux d’affaires, le schéma est identique et démultiplié car il s’accompagne de relations d’affaires ou chacun doit montrer qu’il est un bon hôte. Les alcools consommés pendant le repas ou donnés comme cadeau jouent donc un rôle important. Dans le cadre familial, toutes les occasions sont bonnes pour faire un banquet. La table, et ses excès, sont certainement le centre le plus important de la vie sociale chinoise. Ce qui n’est pas sans nous rappeler cette tradition de bon-vivants qui, depuis Rabelais, nous colle à peau…
Un marché qui fait boum !
Après des décennies de disette, la cuisine chinoise à repris ses galons de gastronomie. Manger chinois en Chine, de même qu’à Taiwan ou à Singapour n’a rien de comparable avec nos expériences culinaires chinoises en Europe. Les empereurs, comme nos souverains, aimaient la bonne chair. De nos jours, les tables réputées sont légions dans les grandes villes mais, partout, du sommet des montagnes du Yunnan aux gratte-ciels de Shanghai, on aime cuisiner, on aime déguster, on aime inviter. Et le vin, comme tous les autres ornements d’apparat, est un cadeau qui maintenant positionne celui qui le donne dans le haut du panier. Malheureusement, la culture du vin en Chine n’est pas encore une réalité… Un simple exemple, en général, ce vin rouge que l’on sert pendant les banquets, est avalé comme les verres d’alcools blancs, c’est à dire d’une traite, que le verre soit plein ou à peine rempli…
« Le besoin de formation est énorme, explique Fréderic Choux, un marchand de vins français installé à Dalian, dans le Nord-Est de la Chine , mais l’intérêt est aussi grandissant. Lorsque nous faisons des présentations, nous présentons à la fois le vin, le terroir, le viticulteur ainsi qu’un bout de France afin que nos clients puissent raconter une belle histoire à leurs invités à leur tour et gagner ainsi en prestige. Nous constatons depuis notre installation il y a 7 ans une augmentation quantitative bien sur, mais aussi qualitative. On voit apparaître de plus en plus de magazines, de clubs dédiés au vin. Il y n’est plus rare de voir des chefs d’entreprises nous prendre 50/60 bouteilles de bons crus pour un banquet d’affaires. Ce n’était pas le cas avant… le Bai jiu (l’alcool blanc) était roi. »Alors les formations, les foires aux vins, les séminaires se multiplient dans les villes aisées.
Un marché grandissant.
On comprend que le marché attire les appétits. En 1999, les ventes de vins au détail représentaient 3,76 milliards de yuans (environ 370 millions d’euros). En 2008, elles s’élevaient à 20 milliards de yuans, soit quelques 2 milliards d’euros, en 2011 elle est estimée à …70 milliards de yuans, soit 7 milliards d’euros. Et cela continue. Même si le chiffre est à prendre avec des pincettes à cause de l’écart entre riches et pauvres, la consommation par habitant en âge de consommer s’élève en Chine à 1 litre par an. A titre d’exemple, en France la moyenne s’établie à 50 litres annuels par habitant (contre 160 litres en 1965…). Et les français se débrouillent plutôt bien sur ce marché. Selon un sondage réalisé par Vinexpo, l’importation de vins français aurait été multipliée par 7 entre 2006 et 2010. Les vins français représentent en moyenne 50% des vins importés en Chine (en valeur). Viennent ensuite les vins Australiens (15%), Chiliens (7%)… Pourtant, le plus gros de la consommation se dirige, tant pour des raisons de couts que de goût, vers les marques locales qui représentent quelques 85% de la consommation totale en Chine.
L’internationale des viticulteurs capitalistes…
Aussi, n’est ce pas un hasard si de grandes maisons comme Lafitte Rothschild dans le Shandong, Moët Hennessy dans le Yunnan, ou encore l’espagnol Torres dans le Shanxi créent des joint-venture pour produire et vendre des vins adaptés au marché chinois. En France, dans le Bordelais, ce sont une trentaine de domaines – sur environ 10 000- qui ont été achetés récemment par des investisseurs chinois. Ces appellations sont, pour la plupart, des petits noms, qui, comme beaucoup de viticulteurs, ont vécu la crise de plein fouet. La particularité des achats chinois est qu’ils lient le vignoble avec une belle demeure. Tous ces nouveaux acheteurs prévoient non seulement de vendre la totalité de leur production en Chine mais aussi de développer une offre hôtelière haut de gamme destinée aux riches chinois de passage dans la région. La boucle est bouclée…
Pour reprendre les terme du tycoon Johnny Wang, qui, selon China Daily, vient d’acheter quelques huit châteaux dans le Bordelais chacun pour plus de 10 millions d’euros, «le Vin, le Tourisme et le Commerce sont les trois forces motrices de la croissance…». On serait tenter de le croire, lui qui vient d’investir quelques 300 millions d’euros dans un programme immobilier titanesque dédié au vin à Dalian…
Spéculation
En marge de ces investissements, somme toute bien classiques de la part des groupes chinois comme européens, une bulle spéculative s’est formée tant sur les grands crus que sur les Primeurs. Les prix de grands crus se sont envolés ces dernières années lors de ventes aux enchères historiques, notamment à Hong Kong où l’on a vu des divins flacons, atteindre des prix astronomiques. On se souvient de cette caisse de Lafitte Rothschild 1982 vendue à un chinois du continent pour la modique somme de 132.770 dollars US…
Il faut savoir, que les riches chinois rivalisent entre eux en terme de «face». C’est à celui qui aura la voiture la chère (même s’il ne l’utilise pas), la plus grande (et pas forcement la plus pertinente) collection d’art ancien et, bien sûr, la meilleure collection de vins français. Il n’est pas rare de voir un chinois vous demander le plus sérieusement du monde si vous pouvez lui trouver des containers entiers de château Lafitte-Rotschild millésimés. La compréhension de ce que nous appelons la culture du vin ou plutôt, la culture qui entoure le vin, est une chose que peu de chinois, pour l’instant, comprennent.
Pour comprendre ce phénomène de l’intérieur, retournons aux deux centres névralgiques de l’économie et de la politique chinoise : le ventre et le portefeuille.
Pour éviter la Grande Cirrhose du Parti
Une bonne bouteille, a fortiori française, est donc devenu un signe extérieur de richesse et de prestige. Si le marketing et l’émulation entre nouveaux riches ont joué un rôle important dans ce positionnement, le Parti, encore une fois n’est pas en reste. Les fonctionnaires en poste, surtout ceux de quelque influence, ont la fâcheuse habitude, lorsqu’ils ne se font pas inviter, de s’inviter eux-mêmes aux frais des contribuables. Et lors de ces libations constantes et quotidiennes, le Bai jiu coule à flots. Une enquête toute officielle semblait indiquer il y à quelques mois à demi-mots que l’état de santé de nombreux officiels n’était pas au beau fixe.
Ceux qui ont suivi (ou tenté de suivre) pendant une semaine ces fonctionnaires méritants et rigoureux dans leurs misions de «service» public comprendront aisément pourquoi… Pour endiguer cette surcharge éthylique, le Parti a ordonné de limiter la consommation d’alcool pendant les banquets, et, parce qu’en Chine une interdiction s’accompagne systématiquement d’une solution pour la contourner, le vin est apparu à leurs tables…
Ainsi aux côtés des sacs et autres objets de luxe pour les maîtresses, des voitures de fonctions et autres montres de prix, les grands crus ont commencé à faire leur apparition dans la palette le catalogue courant du petit corrupteur… L’avantage de faire grimper les cours des vins français est que mécaniquement cela augmente la valeur ces présents que l’ont fait…ou que l’on reçoit.
Un Lafitte Cola sinon rien !
Cette anecdote à fait le tour des salons viticoles. On aurait vu des nouveaux riches chinois boire un Château-Lafitte avec du Coca Cola. Comble d’horreur pour nous, occidentaux civilisés qui sommes bien incapables de distinguer une vulgaire feuille thé de cette rareté des montagnes qui vaut plus que son poids en or… Ce que montre cette anecdote, c’est surtout l’incompréhension du mode de fonctionnement chinois par nombre d’acteurs occidentaux. Comme pour les thés (comme le Puer, thé du Yunnan, dont les cours ont connu les mêmes fluctuations que la bourse), la motivation première des nouveaux très-riches est d’affirmer leur rang à travers le prix et le nom. La qualité intrinsèque n’entre pas en considération, sauf dans de très rares cas.
Un ami chinois me racontait cette scène dans laquelle se reconnaitront tous ceux qui connaissent un peu la Chine Populaire de l’intérieur. Lors d’un banquet, l’hôte, un homme d’affaire, décide comme il est en présence d’étrangers, de commander du vin. Lorsque la jeune serveuse lui apporte la carte, il ne l’ouvre même pas et demande quel est le vin le plus cher. La fille lui répond Lafitte, donne un prix astronomique et, après un grognement signifiant un acquiescement, s’en va chercher ces bouteilles qui coutèrent plusieurs milliers d’euros et qui seront bues d’un trait, sans plaisir évident. L’important était de les ouvrir et de montrer que l’on pouvait, sans tousser, dépenser des sommes conséquentes. Peu importe le goût, pourvu qu’on paye le prix et que cela se voit. Inutile de dire que ces prétendues bouteilles de Lafitte n’en étaient pas …
Il ne faut pas en Chine aller plus vite que la musique. Les coutumes, mêmes si elles s’habillent d’ornements occidentaux aux marques et bénéfices affichés, restent chinoises.
On peut aussi copier du vin…
Ce n’est pas nous, vils suppôts du matérialisme occidental, qui le disons mais les organes même du Parti, China Daily et Le Quotidien du Peuple en ligne. Il y aurait en Chine environ 3 fois plus de Lafitte Rothschild en circulation que la production annuelle de ce grand château… Les grands restaurants ont d’ailleurs pris l’habitude de casser leurs bouteilles vides car des petits malins les récupéraient pour revendre jusqu’à 350 euros pièce ces bouteilles aux si nobles étiquettes.
D’ailleurs, le Quotidien du peuple faisait part l’année dernière de cette «rumeur» qu’un importateur officiel de Lafitte à Pékin aurait «disposé de deux cargos long-courrier transformés en usines de falsification de vins (…)le vin falsifié « Lafitte » de toutes années, fabriqué dans ces cargos, (aurait été) acheminé par la suite dans les grands centres commerciaux de la capitale chinoise pour y être vendus en tant que grand cru français» …
Faire des affaires en Chine nécessite une certaine pratique, même pour les grandes maisons…
Ce qui monte doit redescendre…
Comme rien n’est éternel, ni en Chine ni ailleurs, la côte des Lafitte Rothschild est en train de chuter. Les dernières ventes à Hong-Kong ont été, toutes proportions gardées, décevantes et rien ne laisse présumer que les prix fous de ces dernières années puissent à nouveau être atteints à l’heure où les revenus liés à l’immobilier en Chine sont en chute libre et que l’économie témoigne de très sérieux signes d’essoufflement.
Les primeurs cette année n’ont pas connu la flambée des années précédentes. Les chinois, échaudés par la chute des prix à l’automne, se sont posés de saines questions. Pourquoi acheter maintenant des vins que l’on pourra boire (et recevoir) dans quelques années, alors que pour le même prix on peut acheter des millésimes disponibles… Peut être, les prix (et les profits) sont-ils allés un peu trop loin. D’autant plus que les stocks en Chine sont importants. Attirés par un profit rapide, les achats (et les invendus) ont été importants. Un milliardaire chinois a ainsi récemment annulé une très importante commande chiffrée en millions d’euros à la suite de la chute des cours. On peut mesurer cet engouement, et sa fragilité, par l’augmentation du nombre officiel des importateurs de vins en Chine passé en quelques années de 800 à plus de 4 000 en 2011… La décision de Latour de sortir du système des primeurs n’a fait qu’anticiper (ou suivre selon la date à laquelle on se place) un retournement de marché que de nombreuses voix appelaient de leurs voeux. Effectivement, cette crise des primeurs est la résultante de l’engouement des chinois pour Bordeaux, ce qui en soi est plutôt positif, et des appétits de profits de part et d’autres qui auraient certainement pu, idéalement, être mieux gérés. Mais n’est-ce pas la la conclusion habituelle que l’on tire après chaque crise spéculative, avant qu’un autre survienne ?
Pour conclure, si certains craignent les investissements chinois dans le vin en France, on ne peut que regarder avec bienveillance ces apports de capitaux frais dans une économie qui, à l’exception des grands crus, ne se porte pas à merveille. Il faudra cependant prendre garde à veiller à préserver notre patrimoine selon nos critères… Mais cela n’est-il pas la juste contrepartie de cette globalisation qui, jusqu’à la fin de la période coloniale, était encore à sens unique?