Le Chaudron brûle à La Réunion et c’est un mauvais signe. Le Chaudron est un quartier populaire et pauvre de Saint-Denis, préfecture de ce département d’Outre-Mer situé à 11.000 kilomètres de la Tour Eiffel. Onze heures d’avion, si loin, si proche. Quand vous arrivez à l’aéroport Roland Garros (aucun rapport avec le tennis : Roland Garros était un Réunionnais, héros de la première guerre mondiale, aviateur mort aux commandes de son appareil sur le front de la Grande Guerre), vous êtes accueilli par deux drapeaux : le drapeau tricolore et le drapeau étoilé de l’Europe. Oui, vous êtes en Europe. Plus précisément, selon le jargon bruxellois, vous êtes dans une «région ultrapériphérique». Ne vous laissez pas influencer par les palmiers, la chaleur humide et les paysages volcaniques. Ici, c’est un morceau d’Europe, un poste avancé (ou reculé) de la République Française. Le Chaudron, c’est la Courneuve des tropiques, un quartier de grands ensembles édifié dans les années 60 à l’initiative du premier ministre Michel Debré, élu de La Réunion. Implanté sur l’emplacement de la première usine sucrière de l’île au XIXème siècle, le Chaudron est un concentré des difficultés et des contradictions de La Réunion : chômage, désœuvrement, dépendance aux aides sociales. Au Chaudron, malgré le bleu turquoise de l’Océan Indien qu’on aperçoit du haut des tours, l’espoir est mince.
Vie chère et embouteillages
Le quartier est à fleur de peau et s’est déjà soulevé violemment. En février 1991, des émeutes y avaient fait 8 morts. L’élément déclencheur n’avait pas été les conditions sociales et économiques. Le Chaudron s’était indigné de la fermeture par le CSA d’une télévision qui émettait sans autorisation : Télé Free Dom. Cette fois, en 2012, la «vie chère» et le prix élevé des carburants ont servi d’étincelles à l’embrasement. La vie est chère à La Réunion. L’île importe l’essentiel de ce qu’elle consomme. Les prix dans les magasins sont en moyenne supérieurs de 15% à ceux observés dans l’Hexagone, même dans les grandes surfaces largement implantées. Sur les 820.000 habitants du département, 160.000 ne touchent que le RSA. Le chômage frappe trois fois plus qu’en métropole : il frôle les 30% et atteint 60% chez les moins de 25 ans. La vie est chère pour tout le monde, sauf pour les fonctionnaires métropolitains bénéficiant d’une prime d’éloignement très confortable et qui empochent parfois le double de leur salaire de base. La Réunion est un endroit magnifique justement apprécié par les touristes. Ils constituent la principale ressource, loin devant la canne à sucre en déclin constant. On vient de loin pour profiter des montagnes luxuriantes, des lagons et des plages. Mais cette géographie exceptionnelle, sur un territoire presque quatre fois plus petit que la Corse, a ses revers : la population se concentre sur une étroite bande côtière, surtout au Nord et à l’Ouest. Les transports en commun sont insuffisants. La circulation automobile est un enfer, digne de la région parisienne. Le sentiment d’enfermement, inhérent à l’insularité, est amplifié par l’isolement. Les voyages à l’extérieur ne sont pas à la portée de tous. Les billets d’avion sont un luxe. Cette île, où je viens d’effectuer plusieurs séjours, est en outre hantée par le sentiment d’un danger diffus et permanent : les cyclones, le volcan toujours actif et, récemment, les immenses feux de forêt et les attaques de requins. Ce ne sont pas des anecdotes. Ces sujets reviennent sans cesse dans les conversations, comme de sourdes menaces. La Réunion, département d’Outre-Mer, a cependant un gros atout : les tensions raciales sont beaucoup moins vives qu’aux Antilles françaises. L’Histoire du peuplement tardif de l’île explique cette harmonie relative. Ce gros caillou, pourtant sur le trajet des grandes voies maritimes, était désert jusqu’au XVIIème siècle. Les colons français, en s’y installant, n’ont chassé personne. Il n’y a pas eu à l’origine, comme dans d’autres endroits du globe, de persécution et d’extermination.
Alcoolisme et violence
Certes, plus tard, l’esclavage a été pratiqué par l’enrôlement de force d’Africains et de Malgaches. Ensuite, après l’abolition, des immigrés ont afflué pour travailler : des Tamouls, des musulmans venus d’Inde, des Chinois. Les conditions étaient difficiles. La Réunion était une colonie aux mains des blancs. Aujourd’hui, les descendants de ces communautés diverses coexistent plutôt paisiblement dans une religiosité intense. Les églises et les mosquées sont pleines, les temples Tamouls pullulent. Cette identité très forte est entachée par la violence domestique et l’alcoolisme. Le rhum (pratiquement détaxé) fait des ravages. Les faits divers sont terribles et fréquents : viols, femmes battues, crimes de sang souvent à l’arme blanche. Il faut prendre en compte cet environnement complexe pour évaluer les soubresauts actuels. Les Réunionnais qui ont rêvé jadis à leur indépendance ne la réclament plus. Sur l’île, la natalité est forte, la population est jeune. Et c’est cette jeunesse qui est sans travail, sans perspective. Dans le quartier du Chaudron, les «casseurs» interpellés ces derniers jours sont des adolescents, presque des enfants, sans motivation politique précise. Ils ne sont pas manipulés. Ils sont désespérés. C’est à eux qu’il faut s’intéresser d’urgence, sous peine de voir toute La Réunion se transformer en chaudron.
par Jerome Godefroy