Wagner ne se résume pas au sérieux de la mythologie germanique, et le Teatro Real, qui célébrera son bicentenaire en 2018, en offre une irrésistible illustration avec la première madrilène de La Défense d’aimer, comédie de jeunesse inspirée de Mesure pour mesure de Shakespeare – participant ainsi en même temps aux commémorations consacrées au dramaturge anglais, mort il y a tout juste quatre cents ans. S’il a longtemps été dénigré par la postérité, l’ouvrage sans doute le plus rare au disque comme dans les salles du totem de Bayreuth, porte en germe, sous son exubérance italienne, quelques thèmes typiquement wagnériens, à l’instar de la séquence où Isabella implore la clémence du gouverneur qui esquisse Elisabeth dans Tannhäuser ou la vulnérable Elsa de Lohengrin, et l’on peut y deviner, sous certaines récurrences, les prémices du leitmotiv.
Comédie au pays des Walkyries
Confiée à Kasper Holten, directeur de Covent Garden, cette résurrection joue la carte de l’humour dès l’ouverture – seule page restée célèbre, pour ses castagnettes – où le portrait vidéo du compositeur s’anime de mouvements expressifs au gré des notes. Le rideau se lève alors sur un décor de niches et d’escaliers, où scintillent des néons à l’enseigne d’une Palerme de loisirs et de carnaval, foyer de l’intrigue. On appréciera la modularité des décors, dévoilant sous l’imposant et impitoyable tribunal la chambre solitaire du régent Friedrich, tandis que les costumes dessinés par Steffen Aarfing pastichent généreusement les stéréotypes wagnériens, avec ses casques ailés ou à cygne en effigie. Semée de téléphones portables à travers lesquels communiquent les personnages, la production ne se contente pas de parodies à usage des initiés, et ne recule devant aucun clin d’oeil contemporain, jusqu’à la réconciliation finale où atterrit un avion de la « Deutschland Bundesrepublik » duquel descend, en grande pompe sous les cotillons, un sosie de la chancelière Merkel.
Merkel, invitée surprise
Ce spectacle drôle et enlevé s’appuie sur une distribution investie. Manuela Uhl fait vibrer l’ardent lyrisme d’Isabella, sans en oublier le sens de l’astuce, pour soumettre l’arrogance hypocrite du gouverneur Friedrich, dont Christopher Maltman résume la sévérité compassée. Peter Lodahl rivalise d’éclat en Luzio avec le Claudio de Ilker Arcayürek, sans que l’un des ténors se confonde avec l’autre. Ante Jerkunica réserve un savoureux Brighella, quand la fraîcheur de María Miró en Mariana contraste avec les couleurs de la Dorella interprétée par María Hinojosa. Préparé par Andrés Máspero, le choeur se montre au diapason de la vitalité impulsée par Ivor Bolton, le directeur musical de la maison, et que ne démentiront pas les chorégraphies réglées par Signe Fabricius. En trois heures, le plaisir ne connaît guère de temps mort, et Madrid goûte le privilège de la primeur avant Londres et Buenos Aires, coproducteurs du spectacle.
Par Gilles Charlassier
La Défense d’aimer, Teatro Real, Madrid – jusqu’au 5 mars 2016