Projet d’abord imaginé pour les célébrations de la mort de Saint-Saëns en 2021 et reporté en raison de la crise sanitaire, la résurrection en public d’Henry VIII au Théâtre de la Monnaie trouve toute sa place dans une saison qui vient de mettre à l’affiche Bastarda, un spectacle autour de la reine d’Elisabeth I, fille du monarque anglais, à partir des quatre opéras de Donizetti inspirés par la dynastie des Tudor. Première commande de Saint-Saëns pour l’Opéra de Paris – la première de Samson et Dalila a eu lieu à Weimar, Henry VIII relève d’un genre emblématique du Romantisme français, le grand opéra, avec des sujets choisis dans l’Histoire et des moyens fastueux où ne pouvait manquer le ballet, qui commençait déjà à passer de mode à la fin du siècle, même si l’ouvrage reste au répertoire jusqu’à la fin de la Première Guerre Mondiale, avant de sortir timidement du Purgatoire depuis une trentaine d’années.
Superposant l’époque de l’intrigue à celle de la création de l’oeuvre, la production d’Olivier Py s’appuie sur la très habile scénographie de Pierre-André Weitz, faite de panneaux mobiles glissant sur un damier noir et blanc, sous les éclairages de Bertrand Killy – un trio désormais bien connu des mélomanes. Tantôt architectures urbaines ou d’intérieurs, tantôt surfaces spéculaires, les façades modulaires condensent à merveille les fonctions jouées par l’intrigue inspirée de la Renaissance anglaise, celles de miroir des problématiques des débuts de la Troisième République, qui peuvent trouver écho avec celles de notre contemporanéité. Les époques se mêlent dans une sorte de muséographie onirique douée d’une puissance imaginaire dénuée de toute la poussière de la reconstitution. L’ouverture se fait sur une reproduction d’une Crucifixion du Tintoret en train d’être retouchée, tandis qu’une locomotive à vapeur éventre le fond de scène lors de l’arrivée à Kimbolth, la retraite de Catherine d’Aragon. Dans le tableau du synode, le choeur rejette d’un coup les pourpres cardinalices au moment où le peuple, sous forme de bourgeoisie masculine en habit et haut-de-forme, pénètre dans l’enceinte de Parlement. La pièce de Saint-Saëns a inspiré Olivier Py qui signe là l’un de ses mises en scène les plus réussies, où il utilise toutes les ressources des mises en abyme théâtrales pour plonger le public dans un spectacle qui se prolonge, à l’entracte, sur le parvis de la Monnaie, où le divertissement à la fin du deuxième acte, chorégraphié par Ivo Bauchiero sur la diffusion de la partition enregistrée, préfigure les luttes entre les pouvoirs du Roi et de l’Eglise qui se noueront dans la seconde partie. Si l’on retrouve nombre de tropismes d’Olivier Py et ses comparses, la cohérence du lexique et de la grammaire visuels ainsi que la dramaturgie d’ensemble ne souffrent aucune facilité gratuite.
Un spectacle habile et une musique admirablement servie
Cette résurrection de Henry VIII est servie par des interprètes qui se distinguent par un investissement évident. Dans le rôle-titre, Lionel Lhote affirme une présence remarquable, d’une autorité qui s’appuie sur une indéniable plénitude vocale et, évitant toute caricature monolithique, n’oublie pas les ressorts parfois plus complexes du personnage, au diapason de la lecture scénique. En Catherine d’Aragon, Marie-Adeline Henry manifeste une vigueur dramatique comparable et constante, qui compense largement les séductions plus singulières du timbre. L’incarnation d’Anne de Boleyn par Nora Gubisch ne manque pas moins de fougue et rappelle l’importance des qualités théâtrales d’une voix lyrique. Ténor à l’émission plus à découvert, Ed Lyon ne néglige aucunement la déclamation pour un Don Gomez frémissant de sensibilité. Avec une ligne plus souple, Enguerrand de Hys séduit dans les interventions de Surrey, aux côtés de la carrure large de Werner van Mechelen en Norfolk. A l’émérite Vincent Le Texier ne fait défaut aucune crédibilité en Cardinal Campeggio, quand Jérôme Varnier assume l’autre tessiture ténébreuse du plateau, celle de Cranmer. Les apparitions de Claire Antoine en Lady Clarence, future favorite du roi, et de deux MM Soloists de la Monnaie, Alexander Marev, successivement Garter et un officier, et Leander Carlier, dans le vêtement d’un huissier de la cour, complètent favorablement un plateau où les choeurs, préparés par Stefano Visconti remplissent sans jamais faillir leur exigeant office. Dans la fosse, la direction d’Alain Altinglu révèle toutes les beautés d’une orchestration au service de l’expression et d’une écriture musicale qui magnifie l’intelligence du chant. Une belle réussite que cet Henry VIII, une redécouverte qui mérite de retrouver plus souvent le chemin des salles, et en attendant, un spectacle que l’on peut retrouver pendant six mois en streaming !
Par Gilles Charlassier
Henry VIII, Saint-Saëns, Théâtre de la Monnaie, Bruxelles, du 11 au 27 mai 2023