Il est généralement plus flatteur pour un théâtre lyrique de mettre à l’affiche des nouveaux spectacles, que ce soit en primeur ou dans une chaîne de coproduction, plutôt que se glisser dans une gestion presque patrimoniale de ceux qui existent. Pourtant c’est avec une reprise d’une production devenue quasi mythique que l’Opéra national de Lorraine referme sa saison. Rares sont les mises en scène à ne pas s’être assoupies au fil des années. Celle de La Traviata que Jean-François Sivadier avait créée pour Natalie Dessay au Festival d’Aix-en-Provence en 2011, est de celles-là qui ont gardé, plus d’une décennie après, une fraîcheur renouvelée au fil des interprètes qui l’ont habitée. C’est que le metteur en scène français, qui entretient, au-delà de son amour pour l’opéra, une histoire particulière avec le chef-d’oeuvre de Verdi – son spectacle de 2002, Italienne scène et orchestre, décrit les coulisses du répétition de La Traviata – n’enferme pas les protagonistes dans une scénographie. Celle dessinée par Alexandre de Dardel, faite de toiles – illusion paysagère ou rideau parsemé de poussières d’étoiles – dans un décor meublé de quelques tables et chaises, et qui évoque d’abord un espace théâtral, s’affranchit de toute caractérisation temporelle précise, voire sociale pour les costumes dessinés par Virginie Gervaise. Sur ce plateau quasi nu, sous les lumières tamisées par Philippe Berthomé, les destins s’écrivent au fur et à mesure de la représentation. Avec cette Traviata réduite à sa quintessence intemporelle, Jean-François Sivadier capte l’immédiateté et la vérité des émotions par-delà les déterminations extérieures des personnages, dans une réinvention constante au gré des interprètes.
Enkeleda Kamani, émouvante Violetta
Dans cette reprise, Enkeleda Kamani fait vibrer toute la fragilité du rôle-titre, jusqu’à son dernier souffle à l’avant de la scène en un geste qui se souvient sans doute de celui de Callas dans la mise en scène de Visconti à La Scala, qui, par son réalisme saisissant, avait fait, à l’époque à la fin des années cinquante, la une des journaux le lendemain. La légèreté de la voix de la soprano albanaise, douée d’une sensualité agile et fruitée rappelant parfois Venera Gimadieva, fait respirer une belle évanescence, au diapason d’une existence que menace la phtisie. En Alfredo, Mario Rojas contraste avec un timbre généreux dans lequel il investit toute son intensité expressive, et qui résume la vitalité de son incarnation. En Germont père, Gezim Myshketa affirme une autorité paternelle qui s’appuie plus sur la crédibilité scénique que sur des moyens robustes applaudis ailleurs, comme dans le Rigoletto qui avait ouvert la saison dernière à Montpellier, et qui résonnent ici avec un relatif retrait. Marine Chagnon ne manque pas de séduire en Flora, tandis que l’Annina de Majdouline Zerari enveloppe Violetta de ses accents presque maternels. Grégoire Nour, Yoann Dubruque et Jérémie Brocard forment, respectivement en Gastone, Douphol et Obigny, un trio de courtisans bien différenciés, entre la juvénilité claire du premier, et la plus robuste carrure des deux autres que l’on retrouve dans le Grenvil de Jean-Vincent Blot. Préparés par Guillaume Fauchère, les choeurs se distinguent par une appréciable efficacité. Dans la fosse, Marta Gardolinska privilégie la fluidité de la narration – quitte à adoucir l’italianità des attaques – dans une belle synchronie avec celle de la scène. Une Traviata qui défie les années, à applaudir à Nancy…avant de finir la soirée avec les sons et lumières estivaux de la place Stanislas.
Par Gilles Charlassier
La Traviata, Opéra national de Lorraine, du 25 juin au 4 juillet 2023.