Printemps orchestral hors des sentiers battus
Sous le mandat de Jaap van Zweden, qui arrive à la direction musicale du Philharmonique de Radio France, le New York Philharmonic a élargi son répertoire, et s’est à nouveau ouvert à la création, sans oublier un calibrage de la sonorité qui lui a permis de retrouver sa légitimité parmi les « Big Five » d’outre – Atlantique, mise en valeur par les derniers travaux de rénovation du David Geffen Hall. Le programme dirigé en mi-avril par Thomas Songergard, qui fait ses débuts avec la phalange américaine, illustre la versatilité esthétique maîtrisée par les pupitres new-yorkais.
Donné en ouverture, le court poème symphonique de Lili Boulanger, D’un matin de printemps, qui est l’une des dernières pages de la main de la compositrice disparue prématurément en 1918 à seulement vingt-cinq ans, condense des évocations impressionnistes avec des alchimies de timbres nourries et souples à la fois, en constante évolution au fil de cette pièce brève. Les chatoiements des bois, couvrant toute l’étendue des tessitures, du piccolo au sarrusophone – partie généralement confiée comme ici au contrebasson – et les arpèges de la harpe, façonnent un ondoiement de couleurs et de mélodies dans la lignée d’un Debussy, voire d’un Ravel, qui permet, comme c’est le cas ce soir au Lincoln Center, de mesurer l’excellence d’une formation symphonique – même si, en se reposant sur la densité orchestrale, le chef danois alourdit parfois un peu l’allant de la partition.
Une création éclectique
Avec la co-commande réalisée avec les Berliner Philharmoniker, le Royal Stockholm et la BBC, la première américaine par le New York Philharmonic de Keyframes for a hippogriff – Musical calligrams in memoriam Hester Diamond de Olga Neuwirth s’inscrit dans le Project 19 de dix-neuf créations de dix-neuf compositrices, initié sur plusieurs saisons – en 2023-2024, il y en a deux autres, une de Melinda Wagner le 7 avril et une de Mary Kouyoumdjian le 10 mai. Figure majeure de la scène musicale germanique, et plus largement européenne, l’Autrichienne – qui a vu, en 2014, une des œuvres jouée par la formation new-yorkaise au Museum of Modern Art, Piazza dei numeri, et, en 2019, la création, à la Staatsoper de Vienne, de son opéra Orlando – se distingue par son travail sur l’hétérogénéité musicale, voire sonore, à la manière de ce que faisait Mahler il y a un peu plus d’un siècle. Sur un canevas de mots et de phrases puisé chez une dizaine de poètes, de l’Arioste à Walt Whitman, et aux graffitis urbains, cette mosaïque associant l’orchestre symphonique avec les sonorités électroacoustiques et rock célèbre un irrésistible élan vers la liberté, jalonné par les psalmodies du contre-ténor Andrew Watts et les interventions des voix d’enfants du Brooklyn Youth Chorus. Cette succession d’épisodes musicaux aux allures de patchwork révèle une cohérence au cœur d’un foisonnement qui se veut celui de la vie même. Dans une réinvention contemporaine du geste mahlérien, la beauté que défend Olga Neuwirth assume la trivialité du monde qu’elle transforme en une fresque sans doute moins métaphysique que dans les grandes symphonies romantiques, mais non moins idéaliste.
Après cette démonstration magistrale que la musique contemporaine peut, sans renoncer à son exigence, toucher le public, la Symphonie n°5 de Prokofiev, à l’issue de l’entracte, confirme l’équilibre du New York Philharmonic, entre puissance et émotion, dans un opus où les thèmes évoquent les grands ballets Cendrillon ou Roméo et Juliette. Le phrasé large et intense de l’Andante fait place à l’irrésistible vitalité rythmique de l’Allegro marcato, ponctuée par un trio à la tonalité plus élégiaque que l’on retrouve dans l’Adagio. Quant au finale, il referme une soirée placée sous la polyvalence expressive – une des pierres de touche de l’excellence d’un orchestre.
Par Gilles Charlassier
New York Philharmonic, avril 2024