Depuis près d’un demi-siècle, le Festival d’Innsbruck constitue un des rendez-vous majeurs consacrés à la musique baroque. Dernière des trois productions lyriques présentées lors de l’édition 2024, après Cesare in Egitto de Giacomelli et le spectacle confié aux jeunes chanteurs, Arianna in Creta de Haendel, Dido, Königin von Carthago de Graupner fait redécouvrir le premier des huit opéras d’un des grands compositeurs de l’époque de Bach.
Créé à Hambourg, l’ouvrage porte l’empreinte du croisement des styles musicaux de l’époque, sur un livret majoritairement en allemand, mais avec quelques airs en italien – un autre maître de ce cosmopolitisme lyrique, Telemann, avait écrit pour Hambourg un Orpheus en allemand, italien et français, au gré des caractères des différents tableaux, ouvrage ressuscité à Innbruck il y a tout juste trente ans. Cette adaptation des péripéties de l’Enéide sur les rivages de la cité punique réserve des moments très inspirés, à l’exemple du magnifique air à 4 qui ouvre le deuxième acte, porté par une orchestration dense – une page digne des grands Haendel – ou encore de l’air de tempête de Didon au premier acte, Agitato del tempeste. Les deux heures de musique ne sont pas exempte de quelques langueurs, mais il reste des trouvailles théâtrales, à commencer par l’ouverture tendu de suspens, la séduction d’une évidente maîtrise des ressources orchestrales, dans la richesse des cordes comme dans la brillance des cuivres, et une belle variété dans la caractérisation des personnages.
Dans le rôle-titre, on retiendra l’intensité expressive de Robin Johannsen, face à la clarté de l’Enée campé par Jacob Lawrence, presque jumeau d’Achate, confié à Jorge Franco. Alicia Amo, qui assume les répliques de Vénus, incarne la résistance des sentiments d’Anna, la sœur de la reine, devant l’amour du prince de Tyr, auquel le robuste José Antonio Lopez prête sa voix. Les ambitions mordantes d’Iarbas reviennent au baryton-basse Andreas Wolf, tandis que la fraîcheur de Jone Martinez met en valeur les virtuoses ornements de la colère de Junon et la tendresse de Ménalippe. Deux basses, Simon Unterhofer et Matthias Kofler, ainsi qu’un ténor, Derek Antoine Harrison, complètent le plateau avec les interventions de déités, prêtres ou mages. Si la direction d’Andrea Marcon, avec les pupitres nerveux et colorés de La Cetra Barockorchester, complétés par les voix du choeur NovoCanto, rend justice à cette Dido dont il n’existe qu’un ou deux enregistrements, le travail scénique de Deda Christina Colonna se réduit à un feuilletage doré de lumières et de quelques colonnes, dont le quasi néant dramaturgique a pour seule vertu de ne pas troubler l’attention à la musique.
Découverte de répertoires et de talents
Le lendemain, l’ensemble Los Elementos, qui avait donné à Saintes son premier concert en France, joue dans l’Eglise des Jésuites le même programme reconstituant un office à la Chapelle Royale de Madrid au milieu du Siècle des Lumières, autour de deux cantates de Corselli et d’une messe de José de Nebra. Sous la direction du contre-ténor Alberto Miguélez Rouco, qui avait chanté Adelberto dans Ottone de Haendel à Innsbruck en 2019, les pupitres d’une formation créée afin de défendre la zarzuela baroque défendent une musique marquée par l’influence napolitaine et réservant de belles trouvailles – rien de surprenant puisque la cité campanienne était sous la même couronne dynastique que l’Espagne. A la concision de la messe, rehaussée par des Sinfonias pour deux hautbois, cordes et basse continue, en ouverture, mais aussi pour l’élévation, moment rarement traduit en musique dans les concerts aujourd’hui, répondent deux cantates en langue vernaculaire, l’espagnol, ce qui ne manque pas de surprendre dans un pays de la Contre-Réforme. Après un hymne en guise de conclusion, Ave maris stella, un villancico avec castagnettes et un Qui tollis tout en intériorité servent de viatique pour la fin de soirée.
Jeudi, au château d’Ambras, légèrement sur les hauteurs d’Innsbruck, Ottavio Dantone, le directeur musical du festival, donne un récital avec Alessandor Tampieri, au violon, alto et viole d’amour, dans la pittoresque Salle Espagnole, l’un des plus beaux témoignages d’apparat de la Renaissance dans le Tyrol. Après une Toccata de Frescobaldi et une Sonate en la mineur du XVIIème siècle anonyme, deux Sonates en si mineur, K 87 et K 27, de Scarlatti offrent une parenthèse solo au chef italien, qui se distingue au clavecin par un évident sens du style, livré avec une relative prudence dans les articulations, avant un prolixe Trio en ut mineur pour clavecin et viole de Graun. Si la page n’est pas exempte de beautés, les développements et les reprises de l’Allegro non troppo central dépassent peut-être les proportions utiles. Au retour de l’entracte, le duo interprète l’adaptation par Carl Philipp Emanuel Bach d’une sonate de son père, avant qu’Alessandro Tamperi ne prenne la viole d’amour pour faire chatoyer la Sonate en mi mineur d’Ariosti. La Sonate n°6 en sol majeur BWV 1019 de Bach referme le programme sur des modulations lumineuses.
La clôture du festival se fait, comme c’est désormais l’usage depuis quinze ans, avec le Concours Cesti, dédié au chant baroque. Accompagnés par Stefano Demichelli et les Talenti Vulcanici, les onze finalistes ont affronté deux airs, l’un étant tiré de l’opéra de Vivaldi Il Giustino, qui sera celui confié aux jeunes chanteurs l’année prochaine. Avec un accent sensible à l’esthétique napolitaine dans les seconds airs choisis, le florilège, qui ne manque pas de mettre en valeur la maîtrise technique d’un panel relativement homogène, peut sembler parfois un peu monotone pour l’auditeur. Si le public s’est laissé convaincre par l’extraversion du Tchèque Vojtech Pelka, qui avait choisi des pages idoines pour la virtuosité, c’est par sa musicalité et sa personnalité authentiquement opératique que l’Uruguayen Massimiliano Danta a remporté le premier prix – osons parier que le contre-ténor comptera rapidement parmi les divas incontournables du chant baroque. Creuset de redécouvertes, Innsbruck est aussi l’un des passages obligés pour la nouvelle génération.
Par Gilles Charlassier
Festival d’Innsbruck 2024, soirées du 27 au 30 août 2024.