Fidèles au duo de metteurs en scène bordelais le lab formé par Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil, Alain Mercier et l’Opéra de Limoges, qui ont fait faire au collectif ses premiers pas dans le répertoire lyrique et musical, le remettent à l’affiche pour Pagliacci de Leoncavallo. En rupture avec une tradition circonstancielle, l’ouvrage est affranchi de son association opportuniste à Cavalleria Rusticana – avec lequel il ne partage qu’une parenté dans l’époque de composition. L’histoire du clown jaloux qui, au cours d’une représentation, dépasse le cadre fictionnel des saynètes circassiennes pour assassiner sa femme, qu’il soupçonne d’adultère, est relue à l’aune contemporaine de la lutte contre les violences conjugales, et plus spécifiquement ce qui est souvent qualifié de « féminicide ».
Comme à leur habitude, à l’exemple de leur relecture de Madame Butterfly ou de Russalka, les deux comparses s’appuient sur la vidéo pour ancrer l’histoire dans la ville : on voit dans les bus limougeauds des clowns – traduction de l’italien « pagliacci » –, potentiels agresseurs de leurs compagnes. Mais le dispositif, réalisé par Pascal Boudet, avec un montage de Timothée Buisson, sert surtout à inscrire la narration dans un dispositif thérapeutique, commenté par l’institution médicale et judiciaire. Dans un décor entre camisole psychiatrique et carcérale, tamisé par les lumières de Rick Martin, l’opéra de Leoncavallo est joué comme une reconstitution à visée cathartique, pour guérir Canio des pulsions morbides attisées par sa jalousie, devant un auditoire de détenus ou de malades parfois secoué, lors de l’issue fatale, des mêmes émotions que le patient-cobaye. Non seulement, le déplacement dramaturgique réinvente, de manière efficace, l’intrication entre théâtre et réalité au cœur du livret, mais il laisse apparaître, au-delà de l’évidente édification, l’ambiguïté d’un discours qui préfère mettre l’accent sur la position victimaire plutôt que sur l’émancipation. De cette réappropriation qui n’était pas sans risque, Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil réussissent à préserver une ressource pour la réflexion.
Une puissance dramatique saisissante
Dans le rôle de Canio alias Pagliaccio, Alejandro Roy impose une présence saisissante. La puissance vocale n’oublie jamais la vulnérabilité d’un saltimbanque qui finira par mettre fin à ses jours. Claudia Pavone fait valoir une Nedda volontiers mutine dans le masque de Colombina, sans oublier de laisser sourdre la détresse sous les couleurs lumineuses du timbre. Sergio Vitale affirme la noirceur rancunière du Tonio aussi éconduit que le personnage de Taddeo. Philippe Nicolas-Martin affirme un Silvio à la fois robuste et nourri de sentiment. Nestor Galvan ne néglige pas les élans de Beppe, déguisé en Arlecchino. Des choeurs, préparés par Arlinda Roux-Majollari, se détachent les répliques des deux villageois, ici intégrés dans le complexe médico-carcéral. A la tête de l’Orchestre Symphonique de l’Opéra de Limoges Nouvelle-Aquitaine, Pavel Baleff soutient l’expressivité d’une partition d’une évidente puissance dramatique, encore à même d’avoir une résonnance dans le public d’aujourd’hui, dans une production qui mériterait de tourner.
Par Gilles Charlassier
Pagliacci, Opéra de Limoges, mai 2024