Si certains chefs-d’œuvre de Verdi compte parmi les opéras les plus souvent joués du répertoire, d’autres opus se font nettement plus rares à l’affiche. Aux côtés de pièces vraisemblablement plus secondaires, ou de jeunesse, certains souffrent d’une mésestime passablement injuste, à l’instar des Vêpres siciliennes, créé à l’Opéra de Paris en 1855, sur un livret de Scribe et Duveyrier qui s’appuie sur la révolte des Palermitains contre la domination française à la fin du treizième siècle. Le Teatro dell’Opera de Rome ne déroge guère à ce jugement, n’ayant programmé que quatre fois l’ouvrage depuis 1940. Autant dire qu’en choisissant de faire de la nouvelle production commandée à Valentina Carasco le spectacle inaugural de la saison, confiée naturellement au directeur musical de la maison, Daniele Gatti, Carlos Fuortes, l’intendant de l’institution lyrique de la capitale italienne depuis 2014, entend redonner un coup de projecteur sur cette œuvre négligée, pourtant charnière dans l’évolution de l’inspiration verdienne, et encore dans l’élan du Risorgimento.
Dans les décors de panneaux mobiles dessinés par Richard Peduzzi, scénographe qui a régulièrement collaboré avec Patrice Chéreau, la mise en scène de Valentina Carasco, collaboratrice des trublions de La Fura dels Baus, privilégie une abstraction intemporelle, relayée par les costumes de Luis F. Carvalho et rehaussée par les lumières de Peter van Praet – on retrouve quelque peu l’économie théâtrale de la Carmen que la metteur en scène argentine avait présentée à Caracalla l’été dernier. A défaut d’un angle dramaturgique inédit, l’ensemble ne manque pas d’efficacité, et n’oublie pas le Ballet des Quatre Saisons, sacrifiant au divertissement incontournable au dix-neuvième pour la Grande Boutique, traité ici à la manière d’un songe de Henri aux développements qui finissent par devenir un peu confus – entre pantomime et virtuosité technique, la compagnie dirigée par Eleonora Abbagnato et les élèves de l’Ecole de danse ne déméritent aucunement.
Abstraction intemporelle et vérité des émotions
Mais ce sont d’abord les portraits psychologiques que soutient une production affranchie du poids du décorum historique. L’un des plus saisissants de vérité est sans nul doute le Jean Procida, proscrit au service de la patrie humiliée, campé par Michele Pertusi. La noblesse de la basse italienne s’accommode des ans qui entament peut-être un peu la rondeur chaude des couleurs et des harmoniques de la voix mais n’érodent nullement un investissement dramatique magnifié par une évidente maîtrise du style et de la ligne. En Guy de Montfort, Roberto Frontali détaille une émouvante complexité, balançant entre l’autorité politique et l’affection paternelle, qui compense un timbre passablement monochrome. John Osborn distille l’impulsivité vaillante de Henri, dans des éclats héroïques qui ne négligent pas la vulnérabilité des sentiments. L’accueil enthousiaste que reçoit la solide duchesse Hélène de Roberta Mantegna ne saurait cependant faire oublier une émission certes très précise mais acide, et à l’ampleur quelque peu contrainte. Parmi les incarnations secondaires, on signalera la participation de deux membres du projet pour jeunes chanteurs du Teatro dell’Opera de Rome, Fabbrica, Irida Dragoli et Andrii Ganchuk, respectivement Ninetta et Comte de Vaudémont. Préparés par Roberto Gabbiani, les choeurs assument honnêtement leur office, quand la direction de Daniele Gatti favorise une puissance dramatique ça et là massive, au détriment d’une nervosité plus proche de l’archétype de l’italianità – le resserrement du fatal dénouement en témoigne.
Par Gilles Charlassier
Les vêpres siciliennes, Verdi, Teatro dell’Opera, Rome, décembre 2019