Si l’inauguration d’une première saison lyrique est un moment particulier, il ne faut pas pour autant en surinvestir le symbole en dehors du cœur de ses intentions premières, musicales d’abord, même si, à Bordeaux, elle coïncide avec la réouverture du Grand-Théâtre après quelques mois de travaux dans la partie technique. En mettant à l’affiche une nouvelle production de Madame Butterfly conçue par Yoshi Oïda et venue de Göteborg et Helsinki, Emmanuel Hondré réussit à concilier l’ouverture à un large public avec un des titres les plus célèbres du répertoire, et un léger pas en marge des sentiers rebattus en choisissant une version qui s’appuie sur celle de Brescia – moins jouée que la « définitive » de l’opus de Puccini publiée par Ricordi en 1907, mais nullement rareté – et reprend quelques éléments de l’originale, qui fut un échec à la création, reconstitués par Julian Smith en 1981. Au-delà des considérations musicologiques, dont toutes les nuances ne retiendront pas également l’attention du spectateur, même averti, cette mouture en deux actes souligne la salauderie de l’officier américain sur fond d’exotisme extrême-oriental – l’aveu de Cio-Cio San de sa folie d’épouser un militaire étranger dans le duo amour constitue sans doute l’une des variantes les plus saisissantes – et la manipulation de la jeune nippone, que la mise en scène met en évidence avec une certaine habileté.
Un spectacle décanté et expressif
Le décor modulable à vue dessiné par Tom Schenk restitue le simulacre de ce mariage arrangé auquel se laisse prendre Butterfly. Sans être inédit, le jeu de panneaux amovibles, pour caractériser une maison autant en carton-pâte que les contrats, s’inscrit dans une mise en abyme du dispositif théâtral qui, sur une passerelle au sommet d’un échafaudage encadrant la scène, fait passer les personnages du drame pendant l’attente onirique de l’héroïne au second acte. Ce contrepoint, certes simple, compte parmi les détails grâce auxquels l’histoire prend une vérité expressive, sans se confire dans le naturalisme folklorique ou le réalisme de carte-postale. Sous les lumières calibrées avec tact par Fabrice Kebour, les costumes imaginés par Thibault Vancraenenbroeck et les accessoires et origami suggérant l’éclosion des fleurs et des papillons à l’aube participent d’une transmutation théâtrale qui se condense avec une juste pudeur dans le finale. Tandis que l’arrachement de la hampe du drapeau américain coïncide avec l’effondrement des illusions de Cio-Cio-San, le geste sacrificiel est différé après la dernière note, lors du tombeau de rideau, confirmant ainsi une authentique intelligence de la tension dramatique – et du tabou du suicide.
Dans le rôle-titre, Karah Son affirme son intime connaissance de la partition, avec un timbre nourri, qui porte une belle intensité dans le sentiment, sans s’abîmer dans un pathos de piètre aloi. Face à une évolution sensible du personnage avec des irisations de la voix qui n’en altèrent jamais l’intégrité, Riccardo Massi impose un Pinkerton vigoureux, qui claironne sa suffisance coloniale, pondérée par des remords tardifs.Virginie Verrez se distingue par un mezzo homogène, image pertinente de la fidélité de Suzuki. En Sharpless, André Heyboer fait valoir l’autorité impuissante du Consul face aux conséquences de la légèreté de son compatriote. Marine Chagnon incarne une Kate Pinkerton moins effacée que de coutume. Philippe Do confère à Goro l’entremetteur un mordant qui ne se limite pas à la caricature, tandis que le Prince Yamadori revient à un Etienne de Bénazé plutôt discret, davantage que le Bonze de Jean-Vincent Blot, et peut-être même que l’intervention du commissaire impérial confiée à Ugo Rabec . Préparé par Salvatore Caputo, le Choeur contribue à la palette déployée par Paul Daniel qui retrouve, dans une fosse parfois un peu sonore pour l’équilibre avec le plateau, un orchestre dont il fut le directeur musical de 2013 à 2021. On ne boudera pas les couleurs et la vitalité des pupitres de l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine, en particulier dans les séquences alternatives à la version traditionnelle. Les grands classiques réservent parfois de surprises : cette ouverture de saison bordelaise ne le démentira pas et le public ne s’est pas fait prier pour revenir dans l’écrin de Victor Louis. Quelque soit la version, Madame Butterfly, c’est à guichets fermés.
Par Gilles Charlassier
Madame Butterfly, Opéra national de Bordeaux, Grand-Théâtre, du 10 au 21 novembre 2022