Si, en attendant l’inauguration d’un nouveau pôle muséal, les collections de la Galerie nationale sont actuellement inaccessibles, et avec, certaines des plus célèbres toiles de Munch, on peut se consoler avec l’autre joyau de la vie culturelle à Oslo, l’Opéra, plongeant sa blancheur minérale dans les eaux du fjord de la capital norvégienne. Et en ces temps hivernaux, il serait dommage de se contenter du promontoire sur le faîte du bâtiment, sans découvrir la belle programmation qu’accueille la non moins belle salle de bois sombre, aux dimensions idéales pour le confort, acoustique et visuel, du spectateur. En cette fin d’hiver, on y donne une nouvelle production du plus célèbre ouvrage lyrique de Tchaïkovski, Eugène Onéguine, commandée à Christof Loy par l’Opéra d’Oslo, avec un remarquable plateau qui fait la part belle à la nouvelle génération.
Le metteur en scène allemand, dont on applaudit régulièrement le travail d’un bout à l’autre de l’Europe, sait renouveler la lecture des classiques sans avoir besoin de trahir l’intrigue – et cet Eugène Onéguine en témoigne. Polie par les lumières d’Olaf Winter, et économe dans sa blancheur clinique presque irréelle alternant avec un ameublement sobre et polyvalent, la scénographie de Raimund Orfeo Voigt inscrit le drame de Pouchkine dans une esthétisation presque atemporelle qui ne heurte pas le récit. Elle est relayée par les costumes d’allure contemporaine dessinés par Herbert Murauer. La conception dramaturgique joue des effets de symétrie, et se sert des mouvements chorégraphiques calibrés par Andreas Heise pour les domestiques comme caisse de résonnance des sentiments qui tenaillent les protagonistes – en particulier Onéguine et Lenski. Reflet de la dissipation mondaine qui, en son absence, souligne la solitude des personnages, le procédé, ici inspiré, là aux confins de l’artifice, dédouble la narration pour en chercher les tensions sous-jacentes, au risque de contrarier parfois la fluidité de la compréhension et de l’émotion.
Une lecture musicale accomplie
Dans le rôle-titre, Audun Iversen incarne avec une présence évidente les contradictions du dandy cynique, sans sacrifier l’homogénéité d’un grain vocal jamais inutilement alourdi. En Tatiana, Svetlana Askenova palpite d’une sensibilité équilibrée, avec un engagement qui n’exclut pas la pudeur, ni la fragilité. Bogdan Volkov résume un Lenski torturé, avec un lyrisme à la fois aéré et nourri. Robert Pomakov affirme un Gremin à la stature solide, et au timbre charnu, sans pesanteur monolithe cependant. Les trois solistes mezzo sont habilement caractérisés, sans verser dans le stéréotype : Tone Kummervold met en avant, avec une juste rondeur, l’hédonisme franc et insouciant d’Olga, face à la tutelle de Larina, dans laquelle Randi Stene, la future directrice de l’Opéra d’Oslo, évite avec intelligence toute caricature de matrone, quand les graves de la Filipievna d’Hanna Schwarz se distinguent par une bienvenue santé du dessin. Les couplets de Monsieur Triquet reviennent à Marius Roth Christensen, tandis que l’intervention du capitaine est dévolue à Zaza Gagua. Préparés par Martin Wettges, les choeurs ne manquent pas à leur office. Dans la fosse, Lothar Koengis fait respirer, sans aucune affectation sentimentaliste, la veine de tragédie intime de la partition. Un Eugène Onéguine sans concessions, qui confirme la place d’Oslo sur la cartographie lyrique européenne.
Par Gilles Charlassier
Eugène Onéguine, Tchaïkovski, Opéra d’Oslo, février-mars 2020