-Vous avez vu comme on se ressemble ? Il est comme moi, pas un poil sur la tête. Vous l’avez depuis longtemps ?
-Il est arrivé la semaine dernière mais il dépérit jour après jour. C’est un couple qui l’a amené, des gens très comme il faut, mais la femme venait d’apprendre qu’elle était enceinte, alors avec la toxoplasmose, ils ont eu peur, lui répondit l’homme derrière le comptoir.
Matthieu ne veut pas en savoir plus. Surtout ne pas poser la question qui le taraude : Et vous les gardez combien de temps au maximum ? Ne pas connaître le délai de péremption. La mort lorsqu’elle est planifiée. Comme pour lui depuis qu’on lui a annoncé sur un ton sérieux et confiant que, oui, il y avait bien une petite tumeur, là, cette petite tache sur le scanner.
L’information lui était arrivée comme une décharge explosant dans ce cerveau qui lui avait permis de troquer si vite le papier peint avec de grosses fleurs jaune et marron du pavillon familial pour le luxe raffiné des chambres d’hôtels quatre étoiles où il passait une grande partie de sa vie.
Son parcours avait été exemplaire ; là où ses copains se réunissaient pour en griller une autour de leur mobylette, Matthieu n’avait eu de cesse de lire, d’étudier et remplir au maximum toutes les cases de son cerveau pour qu’ensuite, hommes, femmes et argent viennent à lui. Tout avait été calculé sans relâche, les gens qu’il fréquentait, le temps qu’il leur accordait. Son ascension avait été un sans faute lui offrant la réalité d’une vie intense dans laquelle il n’avait eu de cesse depuis l’enfance de se projeter. Pourquoi avait-il rêvé si haut, lui le fils d’un chef d’atelier et d’une mère au foyer?
Matthieu ne s’était jamais posé la question, pas plus que de savoir si une autre forme de réussite existait. Non, il était tout simplement du bon coté du comptoir lorsqu’il présentait sa carte couleur or et que chacune de ses cellules lui semblait alors vibrer d’assurance. Son hyperactivité l’enveloppait dans le contentement ; chaque mail, chaque appel, il se sentait désiré, puissant, heureux. Dormant peu, il se délectait de cet enchaînement de rendez vous que, dès son pied posé au saut du lit, chaque journée lui promettait. Tel un carnet de bal, il parcourait avec jouissance son agenda tenu au cordeau par cette merveilleuse assistante qu’on lui avait déléguée. Les noms des capitales, les réservations d’avions noircissant chaque colonne.
C’est fou comme il avait été difficile ainsi de trouver une ligne sans rendez vous pour aller voir ce professeur machin. Matthieu avait attendu un troisième vertige. Qu’une fois encore son corps tangue, comme sans pilote. Nous allons voir ça lui avait dit l’homme en blouse blanche, avec une commune assurance. Sans doute du surmenage jeune homme, j’ai lu un portrait de vous dans la presse, vous semblez bien actif , n’est-ce pas? Matthieu avait dû se soumettre à une batterie d’examens dans un hôpital où il avait eu l’impression de plonger dans la laideur, l’absence de libre arbitre, tant de choses qu’il avait fui depuis l’ adolescence. Puis le verdict était tombé : il faudrait qu’il y retourne- souvent.
La chimio avait alors commencé. Matthieu n’en avait parlé à personne. Ses parents ? Depuis longtemps, il avait coupé les ponts comme on dit. Quant aux filles, celles qui considéraient que sa réussite valait bien de se mettre dans de brefs délais en position horizontale, il n’avait pas particulièrement de raisons d’en informer une. Elles étaient là pour le plaisir, se faisant gratifier de pouvoir jouir avec lui de ce que la vie réserve aux riches; il n’y avait donc aucune logique à vouloir en entraîner une dans ce nouveau cadre qui s’imposait à lui. Quant aux amis, il n’avait pas vraiment eu le temps de nourrir des liens assez forts pour avoir une quelconque chance d’en avoir de véritables- tout juste des relations qu’il consommait comme des vitamines lorsqu’il avait l’ occasion de les voir.
Non, Matthieu avait affronté seul les rayons, les vomissements, la fatigue, les cheveux qui tombent. Il avait été contraint de découvrir son corps qui ne répondait plus, n’obéissait plus.
Devenir un patient et basculer du jour au lendemain dans le monde des malades. Déballer sa vie intime, s’attarder sur ses symptômes. Il entrait dans un monde d’anonymat où l’on ne s’intéressait pas à ce qu’il faisait dans la vie, quelles étaient ses pensées, non, il n’y avait ici de place que pour les grands rectangles noirs que son médecin regardait attentivement dans la lumière pour voir comment la tumeur évoluait.
Peu à peu son emploi du temps s’était modifié à l’image de son apparence. Et de fait, son mode de vie ; Matthieu devenait ce qu’il n’avait jamais été, un sédentaire. Il sentait aussi des regards un peu gênés sur lui, des gens qui commençaient à l’éviter comme s’il avait quitté le monde des vivants pour en rejoindre un autre, peu alléchant. Les visio-conférences remplaçaient les voyages et pour la première fois, il habita vraiment son appartement qui n’avait été jusqu’alors qu’un sas entre deux hôtels. Un soir, il découvrit dans un documentaire québécois qu’un service de cancérologie avait des guérisons bien supérieures à la moyenne en acceptant les animaux de compagnie. Il se souvint alors de ce chat si élégant qui vivait chez la voisine de ses parents. Une véritable incongruité dans ce quartier où tout était si moche. Matthieu se souvenait de la façon dont il le voyait marcher dans le petit jardin hideux, tel un seigneur. Il s’était souvent dit, le regardant, voilà comment j’aimerais être dans la vie plus tard. Altier, intouchable, loin de leurs petites misères. Et voilà qu’elles le rattrapaient. Que comme tous ces hommes ordinaires qu’il avait fui, il pouvait être malade, faible, seul.
Alors l’idée germa de retrouver cette vision qui l’avait porté dans son enfance et de pouvoir en faire sa thérapie. De créer un pont entre son passé et son futur. Un chat pour faire front au présent, c’était ça la parade. Et pour mettre toutes les chances de son côté, il pensa qu’un acte charitable lui donnerait les faveurs de dieu sait qui. Un rapide coup de fil et il commanda un taxi pour le conduire dans ce lieu improbable en banlieue, réalisant qu’une fois encore sa vie était bien en train de changer.
Lorsqu’il entra dans le bâtiment des chats, il fut saisi par leur nombre. Comment choisira -t’il ? Lequel partagera les années qu’ils leur restent à vivre ? Matthieu, le chat, qui partira en premier ? Qui l’emportera ? Ce jeune chat tigré qui joue avec une ficelle ? Le persan gris qui dort couché sur le flanc ? Matthieu cherche dans la multitude son accompagnateur, celui qui se serrera contre lui dans son lit, qui guettera ses gestes et lui rendra son immunité. ll aperçoit alors, caché dans un coin, à l’écart de tous les autres, une tête blanche très fine, un triangle avec de rares poils. On dirait un fantôme, déjà ailleurs. Matthieu ne peut s’empêcher en le voyant de penser à son propre corps, sa peau, ses os qui lui semblent avoir déjà perdu de leur densité, de leur vitalité. Il appelle alors un jeune homme et avec assurance lui demande de sortir ce chat qu’il vient de choisir sans que l’ombre d’un doute ne l’effleure.
Le chat se laisse soulever sans réagir et se retrouve dans les bras de Matthieu. Ses paupières se mettent à bouger légèrement puis deux yeux bleus acier se fichent dans ceux de Matthieu. Ils se sauveraient l’un et l’autre, se dit-il avec certitude en se dirigeant vers le bureau d’adoption. Oui, ils remontraient tous deux la pente pour retourner vers la flamboyance. Matthieu vaincrait son cancer et ce chat retournerait vers la vie pour l’y aider. Ce serait du fair exchange, je te donne tu me donnes, sa vie entière n’était-elle pas fondée sur cela ? Comment pourrait-il perdre, lui qui vient de sauver une vie- de chat, certes mais une vie quand même ?
-Comment s’appelle t’il ? demanda Matthieu
-Socrate
Matthieu souria. Un chat philosophe, la mort au bout.
Ils sont là, tous les deux, assis sur une chaise, le mari tenant la main de sa femme qui n’arrête pas de pleurer.
-Donc Socrate, c’est ça? Il a quel âge votre chat, demande Didier en attrapant une fiche.
-Quatre ans, répond en regardant droit devant lui le jeune homme.
-Vous l’avez eu bébé ?
-Oui, c’est mon mari qui me l’a offert.
Cette fois, la jeune femme a réussi à ouvrir la bouche, en reniflant.
-Vous comprenez, on arrivait pas à avoir d’enfant alors on s’était dit qu’un chat ce se serait mieux que rien, ajoute le mari.
-C’est sûr. Ça remplace pas mais ça fait de la compagnie, s’entend mécaniquement répondre Didier. Et vous l’abandonnez pourquoi ?
Il a lâché le mot, comme ça ; Il veut bien être gentil, tendre les boîtes de kleenex mais quand même, il ne va pas verser dans le politically correct et ne pas appeler un chat un chat. D’ailleurs, c’est le moment qu’il préfère, lorsqu’après les avoir endormis en leur demandant les renseignements pour remplir la fiche, il décoche la flèche. En plein cœur. Ses collègues trouvent qu’il y va un peu fort, que ceux qui viennent ici ont au moins le courage de ne pas laisser leur chien ou leur chat sur une aire d’autoroute ou dans la rue, mais il ne peut pas s’en empêcher, il faut qu’il dise le mot, qu’il voit leur tête se décomposer un peu, sous l’effet de la surprise ou du remord- selon. Parce qu’il y en a à qui ça ne faisait pas grand-chose de se débarrasser de leur animal lorsqu’il ne remplissait plus le cahier des charges. Une charge, bah, oui, c’était plus que ça lorsqu’on les amenait ici, un machin encombrant qui avait fini de remplir son rôle.
Alors, Alors, c’était quoi, là ? Qu’est-ce qui s’était passé pour que ce joli siamois qu’il avait dû payer une fortune- il s’était pas foutu de sa bourgeoise, le mec- oui, quel était la bonne raison pour qu’ils soient en face de lui aujourd’hui, qu’ils aient quitté leur seizième- c’était l’adresse sur la fiche- pour venir foutre leur chat dans l’espace surchargé que deux pauvres âmes essayait de maintenir propre malgré toute cette pisse et ses crottes qu’il fallait quotidiennement ramasser ? Sans compter qu’après trop longtemps, zou, il y aurait la petite piqûre pour le faire définitivement dégager.
-Bah, on va avoir un bébé, répond le mari.
Il n’a pas pu s’empêcher de sourire en disant ça. Un sourire pas trop franc voire un peu navré, mais quand même, il a souri. Normal, un bébé, c’est le bonheur qui entre dans une maison mais bon, ça peut se partager avec un chat le bonheur, non ? lui fait remarquer Didier.
-Ma femme n’a jamais eu la toxoplasmose et le docteur nous a dit qu’un chat, c’était dangereux pour le fœtus. Vous comprenez, ça fait sept ans qu’on essaye de l’avoir ce bébé, alors on peut vraiment pas courir le risque.
-Je comprends, je comprends, dit en hochant de la tête Didier.
Qui a envie de courir des risques aujourd’hui, hein ? Et oui la santé, il n’y a que ça de vrai ! Allez, signez en bas et bonne chance, madame.
Il ne leur fera pas le coup de « Et, vous oubliez votre chat » quand les gens se levaient, à ces deux-là. Aujourd’hui, il est trop fatigué.
Matthieu est sur le canapé. Il caresse Socrate. Aujourd’hui, il n’a pas travaillé. Hier, non plus. De toutes les façons, il a de plus en plus de mal à se lever. Socrate, lui a récupéré un pelage magnifique et Matthieu ne se lasse pas de le regarder. Chaque matin, une infirmière vient aider Matthieu à se laver puis sa secrétaire lui apporte son courrier. Elle donne aussi à manger à Socrate qui vient se frotter contre ses jambes. Matthieu lui a fait promettre qu’elle le prendrait au cas où. C’est vrai, avec toutes ses maladies, il valait mieux prévoir. Qui pouvait savoir comment cela finirait ?