La carte postale a beau être la même d’année en année, on ne se lasse pas de la magie du Parvis de la Basilique Saint-Michel, ballotté par la chaleur méditerranéenne, la rumeur des vagues et celle de la ville en contrebas. Depuis qu’il a pris la tête d’un festival qui célèbre cette année sa 75ème édition, Paul-Emmanuel Thomas n’a eu de cesse de défendre à la fois une belle diversité des répertoires et un équilibre entre les talents d’ici et ceux d’ailleurs. Ainsi a-t-il choisi d’ouvrir cette programmation anniversaire avec l’Orchestre Philharmonique de Nice, dont Lionel Bringuier, l’un des grands talents d’aujourd’hui, natif de la Côte d’Azur, vient de prendre la direction.
Si ce n’est pas la première fois que le parvis accueille une formation symphonique, l’effectif présent pour ce concert inaugural exige une optimisation maximale du plateau, en particulier pour le Concerto en sol de Ravel, avec une harpe sur l’avant-scène, après une Ouverture des Noces de Figaro de Mozart privilégiant avec une sagesse perceptible l’homogénéité acoustique. Le premier mouvement du Ravel contraste avec une mosaïque de couleurs dont la dispersion est ça et là accrochée par quelques cuivres coruscants. L’interprétation trouve son point d’équilibre dans l’Adagio assai, avec une fluidité onirique portée par le phrasé d’Alexandre Tharaud. Le sens du coulé dans l’articulation dont fait preuve le soliste accompagne la longueur de la ligne de chant jusqu’aux limites de l’horizon, sur les tendres chatoiements du tamis orchestal, avant la vitalité alerte d’un finale où la virtuosité se conjugue à un tempo jubilatoire. L’ivresse est encore au rendez-vous dans le bis que livre le piano français, paraphrase allant de Ravel jusqu’à Piaf et le music-hall français avec un enthousiasme contagieux. Après l’entracte, la Symphonie n°4 en la majeur opus 90 dite Italienne de Mendelssohn ne saurait être plus opportune à deux pas de la frontière avec le voisin transalpin. Si l’énergie de l’Allegro vivace initial et la souplesse de l’Andante ne manquent pas d’être sensibles, la maîtrise dans l’éclairage mobile des pupitres s’épanouit dans la souplesse du Moderato et le Saltarello finale, où est habilement relevée l’évidente synthèse entre la science du contrepoint et l’irrésistible sens mélodique et rythmique, que le naturel du génie mendelssohnnien peut faire oublier.
Talent précoce
Le lendemain, le premier rendez-vous au Palais de l’Europe met à l’honneur l’un des talents les plus précoces de la nouvelle génération du piano. Sous un apprêt qui lui donne l’apparence d’avoir un peu plus que ses 15 ans, Arielle Beck affirme une étonnante maturité dans un programme placé sous le signe d’un Romantisme qu’elle ne galvaude aucunement. Des Trois Romances opus 28 de Schumann se distingue la deuxième, plus intérieure, livrée aux confins d’une discrète évancescence, avant la dernière, à la passion aux allures de chevauchée. Une même alternance d’émotions s’affirme dans les trois Impromptus de Chopin, entre le n°1 en la bémol majeur opus 29, quasi aérien, le n°3 en sol bémol majeur, d’une douce mélancolie que vient interrompre une section centrale plus nerveuse, et la sève mélodique du n°2 en fa dièse majeur opus 36. L’enchaînement avec les deux Impromptus à la mazur opus 7, qui témoigne de l’influence du maître franco-polonais sur le jeune Scriabine, souligne l’évidence des affinités entre les deux compositeurs. Morceau de bravoure, la Barcarolle en fa dièse majeur opus 60 de Chopin est restituée avec son léger balancement caractéristique, sans oublier l’intelligence de la construction formelle, avec un jeu qui laisse deviner des moyens techniques certains. Après le délicat perlé de la Barcarolle n°4 en sol bémol majeur opus 42 de Fauré, la concise Sonate n°4 en fa dièse majeur opus 30 de Scriabine condense des interrogations et une impatiences quasi métaphysiques pour refermer un récital d’une belle cohérence, prolongé par une Etude de Chopin en bis.
Couleurs baroques
Le troisième jour prend les couleurs du Baroque, un répertoire que Paul-Emmanuel Thomas met en avant, hors des sentiers estampillés par l’orthodoxie. Après avoir emporté les suffrages de ceux qui avaient fait confiance au directeur du festival pour découvrir Lucie Horsch, l’été dernier dans un programme éclectique, la jeune flûtiste néerlandaise revient sur le Parvis de la Basilique Saint-Michel aux côtés de Bertrand Cuiller au clavecin, accompagné par quelques musiciens de son ensemble Le Caravansérail, dans un florilège de sonates et concertos italiens. Après les évocations semi-hallucinées de La Notte, l’un des plus célèbres opus de musique descriptive de Vivaldi, la soliste fait la démonstration de son instinct communicatif avec l’auditoire, par la première de ses interventions qui jalonneront la soirée avec lesquelles elle introduit les œuvres qu’elle joue : la mosaïque musicale devient ainsi une invitation au voyage. Les deux sonates de Castello qui suivent reviennent un siècle en arrière, dans les dernières décennies du madrigal, avec son style reconnaissable de la déclamation chantée des débuts de l’opéra. L’arrangement pour flûte seule que Rousseau avait réalisé de l’Allegro liminaire du Printemps du Prêtre roux met d’abord en lumière la volubilité de l’interprète dans cette condensation sur un instrument monodique de la dynamique concertante. Dans la sonate La Follia du même Vivaldi, les variations contrastées de ce thème populaire à l’âge baroque sont caractérisées avec une saveur inimitable, avant une rareté de Fiorenza. Après l’entracte, les effets théâtraux Concerto da camera en fa majeur RV 100 de Vivaldi précèdent un solo de van Eyck, Boffons, à l’esprit non moins marqué par les planches. Après une brève Ciaccona de Merula et le Concerto n°19 en mi mineur de Mancini, le Concerto en sol majeur de Leo conclut la soirée à la manière d’un feu d’artifice, prolongé par une irrésistible danse tradionnelle serbe. A Menton, les muses sont inspirées par la magie des lieux.
Par Gilles Charlassier
Festival de Menton, concerts des 29, 30 et 31 juillet 2024.