Chaque année, en novembre, pendant une dizaine de jours, Perpignan devient l’épicentre de la création musicale – et visuelle. Ici le contemporain ne se retranche pas dans son ghetto, et l’édition 2018 du Festival Aujourd’hui Musiques le confirme, investissant plus que jamais les ressources du Théâtre de l’Archipel, complexe dessiné par Jean Nouvel qui avait suscité, à son inauguration en 2011, controverses et jalousies, et désormais intégré au maillage culturel de la métropole et de la région.
Si le présent cru se referme sur un spectacle de Roland Auzet, VHX : la Voix Humaine, à partir de la célèbre pièce de Cocteau, présenté au cours de Manifeste en juin à Paris, c’est par un concert dans la salle panoramique, au dernier étage, que commence notre séjour dans la Catalogne française. Reprise au crépuscule du programme donné à l’aurore, le matin même du jeudi 22, le voyage proposé par le chanteur basque Beñat Achiary et le violoncelliste Gaspar Claus synthétise de manière originale et personnel des styles et des influences à l’apparence composite, où l’on reconnaît, entre autres, l’improvisation et le free jazz. Dans un écrin de pénombre sans doute presque aussi magique que les premières lueurs du jour, les premières vocalises et mélismes embarquent l’auditeur à bord d’une caravane perdue au milieu des steppes. L’évasion se familiarise ensuite peu à peu avec des couleurs de flamenco teintées de mélancolie proche du fado. Servie par une admirable économie de moyens, cette parenthèse onirique se révèle en symbiose avec l’intimisme des lieux – un authentique moment de grâce.
La technologie en suspension poétique
Le lendemain, c’est dans la grande salle du Grenat que Thierry Balasse et sa Compagnie Inouïe reconstituent la célèbre mission Apollo 11, avec la bande musicale conçue pour la retransmission télévisée des premiers pas sur la lune. Au milieu de Pink Floyd, les Beatles ou David Bowie, un air de Purcell, O Solitude, revisité pour effectif rock et des créations électroacoustiques de Thierry Balasse complètent le sonorama de Cosmos 1969, sur lequel Fanny Austry déploie les lentes évolutions acrobatiques imaginées par Chloé Moglia. Suspendue sur une courbe, elle fait revivre l’apesanteur de l’aventure spatiale, jusqu’à un doux atterrissage, sur fond de Because, des Beatles. Nul besoin de céder à l’illustration : la scénographie de cosmonautes et de noir sidéral imaginée par Yves Godin suffit pour accompagner cette chorégraphie éthérée d’un exploit technique.
Le travail poétique sur la technologie se retrouve dans les installations proposées dans le Théâtre de l’Archipel – et même au dehors, avec le mapping Vie et mort d’une diva. Dans sa Matrice, Erik Lorré, avec la complicité de Florent Colautti, transcrit en codes Matrix les données des corps et des appareils connectées des personnes qui déambulent dans son espace : une prise de conscience de cette vie numérique qui nous gouverne et nous échappe, qu’apaisera peut-être le Cocon élaboré par Ôtanô et Urbrain, expérience zen croisant projections géométriques et végétales face au spectateur couché, baigné de douces senteurs d’un odorama. A Aujourd’hui Musiques, la création musicale contemporaine démontre une inventivité qui dépasse les clivages entre les genres.
Gilles Charlassier
Festival Aujourd’hui musiques, Perpignan, Théâtre de l’Archipel, novembre 2018