Rendez-vous désormais consacré de la fin de saison, le Lille Piano Festival met, pour sa vingtième édition, plus que jamais le clavier à l’honneur sous toutes ses formes, avec un menu roboratif qui va du récital et du concerto jusqu’au jazz et l’électro, au fil de près de quarante concerts en trois jours, au Nouveau Siècle, mais également au Conservatoire et à la Gare Saint-Sauveur. Pierre angulaire du répertoire pianistique, Chopin est l’un des fils conducteurs de cet anniversaire, avec pas moins d’une dizaine de rendez-vous, allant du récital monographique à l’improvisation. Dans le premier genre s’illustrent, le samedi, Bruno Rigutto, avec une intégrale des Nocturnes, Igor Tchetuev pour les trois Sonates, Vittorio Forte aux Valses et Fanny Azzuro pour les Préludes. Le dimanche après-midi, dans la touffeur de la Gare Saint-Sauveur à peine soulagée par l’orage, Irma Gigani, deuxième prix du concours Les Etoiles du piano en 2019 à Roubaix qui a retenu l’attention des organisateurs de la compétition, venus présenter l’une des lauréates dont ils suivent la carrière, invite à un parcours entre Mazurkas, Impromptus et Scherzos. La jeune soliste géorgienne se distingue par un jeu texturé qui, s’il ne néglige pas la vitalité de l’intonation, s’appuie d’abord sur un rapport intuitif à la sonorité de l’instrument, isolant chacun des morceaux avec une certaine posture concentrée. Pour une approche plus buissonnière du compositeur, Jean-François Zygel en prolonge la veine improvisatrice de manière personnelle, à la fois contemporaine et fidèle à l’esprit du maître romantique, dans un format commenté qui mêle anecdotes, littérature et musique. La réputation de créativité pédagogique du soliste, à laquelle on pardonne quelques cabotinages, n’est plus à faire.
Rachmaninov en duo
Mais ce Lille Piano Festival 2023 met également à l’affiche d’autres monuments du répertoire, en particulier du vingtième siècle. Si Rachmaninov est généralement considéré comme le dernier des romantiques, sa carrière s’est achevée dans les années quarante, et les célébrations du cent-cinquantième anniversaire sont restées relativement discrètes. Le duo – à la ville et à la scène – formé par Ludmila Berlinskaïa et Arthur Ancelle, et qui est l’un des ambassadeurs les plus passionnés d’aujourd’hui du quatre mains à deux pianos, avec un festival chaque année à Rungis, fait redécouvrir, le dimanche matin dans un Conservatoire surchauffé, un pan moins connu de l’oeuvre du compositeur russe. Composée chacune de quatre tableaux habilement agencés, les deux Suites pour deux pianos distillent une générosité évocatrice que font partager les interprètes. Dédiée à Tchaïkovski, la première s’affirme comme un exercice de style inspiré, entre la barcarolle initiale aux allures chopinienne et la volée triomphale de cloches du finale rappelant la Grande Porte de Kiev des Tableaux d’une exposition de Moussorgski. Ecrite presque dix ans plus tard au milieu d’une effervescence créatrice après une longue dépression, la Suite n°2 fait se succéder les danses, depuis une vigoureuse Marche inaugurale jusqu’à une Tarentelle endiablée en passant par la tendresse d’une Romance et d’une Valse. En guise de bis, le duo donne une version à quatre mains que Rachmaninov a tirée d’un de ses plus célèbres Préludes.
Défis contemporains
A Saint-Sauveur le samedi après-midi, c’est à un autre maître commémoré cette année que se dévoue Jan Michiels. Disparu en 2003, Ligeti aurait été centenaire en 2023. Avec ses Etudes qui l’ont occupé les vingt dernières années de sa vie, il a composé l’un des chefs-d’oeuvre absolus du piano, dont l’intégrale constitue une performance exceptionnelle – qui plus est sous la chaleur méridienne – tant du point de vue de l’exigence technique que des ressources poétiques. Tressant les quatre études du Livre III entre les deux Livres achevés – Pour Irina, White on white, Canon, et en fin de concert, A bout de souffle, dont le titre se souvient d’un film de Godard –, le soliste belge affronte sans faiblesse la dimension athlétique du cycle, déclinant les défis où la musique se fait visuelle et plastique, jusqu’à la Coloana infinita, dont il propose la version initiale – avant d’être révisée ensuite par Ligeti car jugée injouable par un interprète humain. Dimanche après le déjeuner, dans l’auditorium du Nouveau Siècle, Denis Kozhukhin réussit une autre gageure, associer la Première Sonate de Boulez avec la dernière de Schubert D.960. L’apparente dispersion des éclats de l’opus sériel fait entendre ici sa cohérence comme une succession de transformations des motifs structurant un discours pareil à une matière malléable à l’intérieur d’un contenant. A l’inverse des répétitions du minimalisme qui jouent avec les altérations imperceptibles de la perception, l’austérité boulézienne, presque picturale, dessine une répétition à partir de l’illusion d’hétérogénéité. Cette intelligence originale de l’articulation de la pensée musicale que révèle le Russe se retrouve dans son approche de l’ultime Sonate de Schubert, à la fois fluide et allante, qui souligne la modulation constante des sentiments, à rebours des contrastes plus marqués entre les affects que d’aucuns soulignent parfois davantage.
Bertrand Chamayou, l’évidente simplicité d’un mage du piano
L’un des moments forts de cette édition 2023 du Lille Piano Festival reste cependant les deux concerts de Bertrand Chamayou, non seulement l’un des plus grands pianistes d’aujourd’hui, mais certainement l’un des rares à nous inviter à une véritable redécouverte des grandes pages du répertoire. Dans la fraîcheur de la crypte de la Cathédrale Notre Dame de la Treille samedi en fin d’après-midi, il révèle de manière inédite la sensualité mystique des Vingt Regards sur l’Enfant-Jésus de Messiaen. Composé à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le cycle s’inscrit dans les explorations synesthésiques entre sons et couleurs qu’illustre quelques années plus tard la grande fresque symphonique de la Turangalîla. Articulé autour de quelques thèmes très reconnaissables, tels des enluminures musicales, tantôt d’une tendresse éthérée, tantôt d’une véhémence rythmique, l’ensemble déploie toute une palette orchestrale du piano prolongeant l’héritage lisztien, dans l’extension des ressources instrumentales comme dans la puissance suggestive, que le soliste français met en valeur avec un sens exceptionnel de la clarté du discours et de la construction, sans jamais verser dans l’aridité intellectuelle. Au contraire, sa lecture respire une sensibilité expressive aussi profonde que naturelle, avec une sonorité généreuse, au modelé riche mais jamais alourdi. La foi dans les textures charnues du clavier incarne, telle une transsubstantiation en notes, celle, fervente, du compositeur. Après deux heures sans entracte, on ressort comme transformé par ce parcours initiatique qui a oublié d’être austère.
Le concert de clôture, le lendemain, confirme l’instinct de Bertrand Chamayou dans la restitution de l’intelligibilité de partitions aussi foisonnantes que le Concerto de Scriabine, page de jeunesse qui porte encore l’empreinte de l’admiration pour Chopin, en particulier dans le lyrisme de l’Andante central qui présente cependant la singularité d’être conçu sur des variations. La maîtrise du soliste fait respirer toute la saveur des subtiles alchimies entre le piano et l’orchestre, tandis que l’ivresse de la virtuosité des mouvements vifs encadrants, portée par une mise en place efficace, ne connaît pas la démonstration gratuite. La vitalité des pupitres de l’Orchestre Symphonique d’Anvers, et de la baguette de sa directrice musicale, Elim Chan se retrouve dans la coruscante Ouverture de Russlan et Ludmila, l’un des premiers opéras de la musique russe, également à l’honneur dans le pittoresque du Capriccio espagnol de Rimski-Korsakov, servi avec enthousiasme. Ce chatoiement qui ignore autant la vulgarité que l’artifice, referme magistralement cette vingtième édition d’un Lille Piano Festival plus foisonnant que jamais.
Par Gilles Charlassier
Lille Piano Festival, concerts des 10 et 11 juin 2023.