Les photos parlent souvent bien plus que les hommes. Dans l’album de ma grand-mère, il y en a une, en noir et blanc, avec quatre jeunes filles qui tentent de sourire en se tenant bien droites dans leur jolie robe et juste à côté, une petite chaise vide avec un nounours posé dessus. Un nounours qui pour l’éternité, pour les générations futures est chargé, sans que personne n’ait pris garde à lui, de représenter ces civils morts sous les bombes alliées. Ce 6 juin 1944, ils étaient huit à avoir cru trouver refuge sous le cerisier de Condé sur Noireau, un joli village dans ce que l’on nomme la Suisse Normande. Le Havre, ville portuaire quotidiennement bombardée, était devenue bien trop dangereuse. Alors c’est à la campagne, chez sa mère que mon arrière grand-mère avait envoyé sa plus jeune fille, Françoise, 9 ans avec Isabelle, une de ses soeurs pour veiller sur elle.
En écrivant cela, je pense à cette petite fille dont l’évocation du nom faisait couler des larmes sur les joues de ma grand-mère et qui avait alors le même âge que ma fille aujourd’hui. La vie devant soi, l’enfance encore innocente mais déjà l’esprit en marche pour essayer de comprendre pourquoi les hommes font la guerre et trouver cela effrayant. Ce jour-là, la mort a enlevé à mon arrière grand-mère sa mère, 59 ans, son frère Achille et sa soeur Edith, pulvérisée aux côtés de son mari, de leur fils 12 ans et de leur bébé, 19 mois. Unis dans la mort comme l’on dit… Seule Isabelle a survécu, le dos broyé, à cette bombe qui s’est abattu sur eux- une bombe pour libérer la France. Au cimetière de Condé sur Noireau, les tombes de ma famille sont ainsi là, alignées pour témoigner dans le marbre de ce débarquement qui a ôté la vie à tant d’hommes, mais aussi de femmes et d’enfants. Je ne sais pas, entre la vue des 9000 croix blanches du cimetière de Colleville-autant de jeunes soldats qui ont donné leur vie pour un pays qu’ils ne connaissaient même pas ou celle de ces deux petites tombes d’enfants, laquelle est la plus tragique. Les uns faisaient la guerre, les autres la subissaient. Dans les deux cas, ils n’y étaient pour rien.
Les survivants eux, ont eu droit à la culpabilité, compagne ô combien fidèle, tout au long de leur vie. Isabelle a eu la sienne, des enfants à son tour, mais j’imagine ce qu’a dû être de porter le poids d’être celle qui est restée en vie. De s’être retrouvée au milieu de ses corps si familiers, seule, ses os, sa chair hurlant autant que sa tête. Après, il y eut mon grand père qui remonte avec une autre soeur toute la Normandie en vélo sous les balles des allemands pour aller voir ce qui s’est passé, sans nouvelles et sans moyens de communication, la découverte du charnier familial, l’enterrement, le retour allongée sur une charrette avec la survivante, les arrêts dans les fermes où la solidarité ne fut pas toujours au rendez-vous et les bonnes soeurs qu’on va chercher à l’arrivée au Havre pour annoncer l’insoutenable à la mère. Lorsque Isabelle fut opérée, à son réveil, elle a revécu dans son délire toute la scène, faisant pleurer toute la chambrée de l’hôpital.
Voilà l’histoire avec un petit h, celle d’une famille qui se trouve être la mienne et qui, tout comme la grande, ne doit pas être oubliée même si je n’ai jamais entendu mes grands parents en parler. « J’ai mes chagrins, tu as les tiens, n’en parlons plus » avait un jour dit un jour mon grand-père à sa femme. Et la vie de continuer.