Pirouette, cacahuète ! Il était un petit homme qui avait une drôle de maison, qui avait une drôle de maison.
Cela faisait maintenant vingt bonnes minutes que Marie n’en finissait pas de reprendre cette comptine. Tantôt un petit homme devenait un pt’it bonhomme, tantôt elle troquait les escaliers en papier pour des escaliers en purée. Elle n’était guère satisfaite de ses rimes. Le bébé non plus. Il lui semblait qu’il se mettait à pleurer chaque fois que les paroles changeaient.
Elle essaya au tour suivant de mieux faire. Elle n’y faisait plus grimper le facteur, mais le docteur. Ce mot déclencha les pleurs. Elle en conclut que ce bébé de quatre mois qui était celui de sa fille et dont elle avait la garde en même temps que ses deux grands frères, devait être malheureusement surdoué. Oh non ! Encore un ! Il y avait des familles qui faisaient des ribambelles de mômes gauchers, ou de gosses aux yeux bleus… eh bien eux, pondaient des gosses surdoués.
Le facteur y est monté… Pirouette, cacahuète !
Rien. Aucune réaction. Le bébé semblait heureux mais n’avait guère envie de dormir.
Il s’est cassé le bout du pied, il s’est cassé le bout du pied .
-Ouin ! Ouin ! Ouin !…
Euh !… Il s’est cassé le bout du nez. On lui a raccommodé, pirouette, cacahuète !
Elle scruta avec attention le visage du bébé. Serein. Mais coquin. Elle en était sûre. Il l’attendait à la rime suivante.
On lui a raccommodé avec du joli fil doré, avec du joli fil doré. Mon histoire est terminée, pirouette, cacahuète ! Mon histoire est terminée….
-Areu- areu !…
Le bébé la regardait en gazouillant.
Je vais vous la-a- terminer. Je vais vous la-a-terminer…
-Ouin ! Ouin !…Ouin !…
Il manque une syllabe. C’est boiteux. Il l’a bien remarqué ! pensa-t-elle.
Il était un petit homme, pirouette, cacahuète ! Il était un petit homme…
Pour la énième fois, elle recommença la comptine, mais cette fois-ci, en chuchotant et plus question de toucher aux rimes ou aux assonances. Ce bébé savait tout de la poésie.
–Je vais vous la recommencer…
Elle regarda son petit-fils. Il dormait, un sourire aux lèvres. Ouf !
Elle sortit sur la pointe des pieds, évita la latte qui craquait, ouvrit la porte, la referma en retenant sa respiration.
A la cuisine, ses deux grands frères l’attendaient.
– Mamie, on a faim…
Ils lui sautèrent dessus, manquant la faire tomber.
– J’arrive, mes p’tits poussins. Balthazar ne voulait pas dormir. Le petit malin.
-Evidemment, lui répondit Melchior. Si tu ne respectes pas les octosyllabes… Le rythme est rompu… et tu troubles son endormissement…
Marie jeta un œil soupçonneux sur l’aîné de ses trois petits-enfants. Six ans. Un visage de latin-lover, et un Q.I. très éloigné de celui du poisson rouge. Quant à Gaspard, trois ans, il n’avait pas encore décidé de parler de façon intelligible. Seul son frère le comprenait et le traduisait pour les adultes. Il y avait une connivence entre ces deux là qui la laissaient pantoise. Ce fut encore une fois le cas lorsque Gaspard s’assit devant son assiette, s’empara de sa cuillère pour la faire tinter contre le verre. Il chantonna des mmm-mmm-mmm dont le tempo régulier ravit Melchior.
– Tu vois, mamie, même Gaspard te montre l’harmonie de la régularité.
– Oui. Bon. Euh…Vous avez faim ? J’ai fait une tarte aux légumes.
Gaspard montra sa main droite en écartant bien les cinq doigts et Melchior traduisit pour sa grand-mère :
– Cinq fruits et légumes par jour. Oui, oui. On les aura mangés aujourd’hui.
Oh ! Ces gosses…. pensa Marie. Je les adore, mais qu’est-ce qu’ils sont fatigants ! Ils ne peuvent pas être normaux comme tous les autres… Jouer avec les Pokemon, faire des courses de petites voitures, se coller devant la télé et penser à se bagarrer !
Le repas se passa comme d’habitude. Point n’était besoin de hausser le ton, de faire de remarques désobligeantes, de promettre ou de sévir pour qu’ils mangent, pour qu’ils restent assis. Après la tarte aux légumes, elle leur servit des blancs de poulet à la crème.
-C’est délicieux mamie, mais maman les aurait fait griller parce que….
-Nin-nin-nin, l’interrompit Gaspard. Maman… nin-nin-nin… graisse…
C’est bon. Elle n’avait pas besoin de traduction. Elle avait compris. Ses deux petits-enfants lui faisaient la leçon. Du coup, elle changea la fin de son menu. Elle avait envie de s’amuser un peu.
– Oh ! C’est trop bête…. Je croyais qu’il me restait des glaces…… Papi a dû les manger… Il est incorrigible. Il ne peut pas regarder la télé sans grignoter… Il vaut mieux, d’ailleurs qu’il n’en reste plus. Des pommes vous feront le plus grand bien. Qu’en penses-tu Gaspard ? Dans les glaces, il y a des œufs, de la crème…
Gaspard, avec sa bonne tête ronde de bouddha roulait des yeux malheureux. Sa bouche tremblota, s’affaissa. Il était prêt à pleurer. Marie se sentit fondre de culpabilité et de tendresse.
-Tu sais, mamie… De temps en temps, maman elle-même fait une petite entorse à l’équilibre alimentaire. Elle dit d’ailleurs que pour tenir sur la longueur, il faut savoir se faire un petit plaisir…. De temps en temps…
-Et de temps en temps…. C’est aujourd’hui ? demanda Marie le plus sérieusement du monde.
Melchior haussa les épaules.
– C’est absurde.
Marie tendit la main à Gaspard, l’obligeant à se lever.
-Viens mon p’tit poussin. Tu choisiras la glace que tu désires. Il y en a encore au congélateur. Papi n’a pas tout mangé. Et toi, mon grand, tu en veux une aussi ?
-Oui… non pas parce que j’ai une échelle du temps différente de la tienne, mais parce que je viens de calculer mentalement les lipides qu’on a absorbés !
-Mais cesse donc de faire ton intello… Et cesse d’écouter ta mère !…
C’est un comble ! se dit Marie. Et elle pensa à toutes ses vieilles copines qui se plaignaient de leurs petits-enfants pour des raisons tellement éloignées des siennes.
-J’ai une surprise pour vous deux cet après-midi. Nous allons d’abord mettre les assiettes dans le lave-vaisselle. Et ensuite… Pendant le dodo de Balthazar, nous allons apprendre une chanson. Et on va monter un petit spectacle pour papa et maman quand ils viendront vous rechercher. Qu’en pensez-vous ?
-Tout dépend de la chanson, répliqua immédiatement Melchior.
-Nin-nin-nin…douce… maman…oui… nin-nin-nin…ouette, couette, non !
-Qu’est-ce que tu dis Gaspard ?
-Gaspard apprend à l’école, en ce moment Une chanson douce. Il l’adore, cette chanson. Mais il ne veut surtout pas Il était un pt’it bonhomme ! qu’il trouve idiote. Il a raison d’ailleurs.
-C’est une chanson très, très, très intelligente que j’ai choisie.
-Une chanson à texte, quoi!
-Euh !… Oui. Voilà. Une chanson à texte.
-Chante-la, mamie. Je te dirai ce que j’en pense.
-Il faut d’abord que je vous explique qu’il s’agit d’une vieille chanson des années 60.
-Ta jeunesse, quoi. Tu es sûre qu’elle va être très intelligente ?
-Nin-nin-nin… école.. finiiii…maman…. Nin-nin-nin…
-Mais quand vas-tu te décider à parler Gaspard ! C’est exaspérant à la fin. Qu’est-ce qu’il dit ?
-Il dit que maman nous a fait écouter de vieux 45 tours. En particulier Sheila. L’école est finie. Pour nous faire comprendre le mot ineptie.
-Antoine ? Elle vous a fait écouter le chanteur Antoine ?…MA-MAN …, dit Marie, sentant la moutarde lui monter au nez.
-Pourquoi tu t’énerves ?
– nin-nin-nin… calme… maman… nin-nin-nin… toujours…
-Qu’est-ce qu’il dit ?, murmura Marie à bout de force.
-Il dit qu’il ne faut jamais se départir de son calme. Ce sont les paroles exactes de MA-MAN.
Et en plus son petit-fils se foutait de sa poire ! Elle sentit le ridicule de la situation. Elle s’empara de sa vieille guitare.
-Asseyez-vous mes p’tits poussins.
Et elle se mit à chanter.
Pourquoi, pourquoi ces canons
Au bruit étonnant ?
Pourquoi, pourquoi ces canons?
Pour faire la guerre, mon enfant
Marie avait chanté le premier quatrain sans lever les yeux de ses cordes. Elle s’était remise à la guitare depuis peu et n’était pas trop sûre d’elle. Elle entama le deuxième quatrain, toujours les yeux rivés sur ses doigts. Ses deux petits-fils étaient silencieux. Elle les sentait absorbés, pris par la musique et les paroles.
Pourquoi, pourquoi plus souvent
Qu’on ne l’imagine
Faisons-nous la guerre aux gens ?
Ça fait marcher les usines
Pourquoi, pourquoi ces usines
Qui n’ont rien qui vaille ?
Pourquoi, pourquoi ces usines ?
Ça donne aux gens du travail
Marie osa lever les yeux. Gaspard qui s’était assis sur les genoux de son frère, reprit la troisième strophe:
« Pourquoi ? Pourquoi ? nin-nin—vail ? »,obligeant Marie à suivre son rythme.
…ce travail
Dur et fatigant ?
Pourquoi, pourquoi ce travail ?
C’est pour gagner de l’argent
Pourquoi, pourquoi nin-nin-gent
Est-il donc si bon ?
Pourquoi, pourquoi cet argent ?
Pour acheter des canons
Resté jusque là complètement coi, Melchior accompagna son petit frère :
Pourquoi ces canons
et laissa momentanément poursuivre sa grand-mère:
Qui nous coûtent tant ?
Pourquoi, pourquoi ces canons ?
Pour faire la guerre, mon enfant , conclut Melchior d’une voix ferme.
–Comment as-tu deviné la fin ?, demanda Marie, totalement abasourdie.
-Mais enfin, mamie… C’est la logique même!
-Nin-nin-nin gique !… , doubla Gaspard.
-Ecoute Gaspard…. Il va falloir que tu fasses des efforts et que tu te mettes à parler sinon on ne pourra jamais monter le petit spectacle. Pourquoi ne parles-tu pas ? Melchior, fais quelque chose pour ton frère.
–Tu sais mamie…. Einstein n’a parlé qu’à trois ans… . Ensuite… étant donné la chanson que tu as choisie, ça va être très simple pour le spectacle. Il suffit qu’on se partage les rôles. Gaspard posera la question Pourquoi, pourquoi. Moi, je poursuivrai le questionnement et toi, l’adulte, tu donneras la réponse. C’est la logique même.
C’est la logique même…. C’est la logique même…. Marie regarda de nouveau son petit-fils d’un air soupçonneux. Est-ce qu’il se fichait de sa poire ? Non. Impérial. Prêt à déposer l’or, la myrrhe et l’encens.
-Bien. Je vais vous la chanter une deuxième fois. Vous l’écoutez à nouveau et nous l’apprendrons ensuite.
-Mais enfin, mamie… Pour qui nous prends-tu ? Gaspard et moi, nous l’avons mémorisée. Hein, Gaspard ? Tu l’as retenue ? Tu l’as comprise, cette chanson ?
-Mes p’tits poussins… J’oublie toujours que vous n’avez pas des neurones de soixante-huitarde à la retraite, mais que les vôtres sont tout neufs, prêts pour partir à l’assaut du monde.
-Ne te dévalorise pas, mamie… comme dit MA-MAN !
Marie ne répliqua pas. C’était inutile. Elle n’aurait jamais le dernier mot. Elle reprit sa guitare sur laquelle elle avait appris l’Eau Vive il y avait presque cinquante ans et fit un signe de tête à Gaspard qui commença :
Pourquoi, pourquoi..
Et la répétition dura environ un quart d’heure. Tout était parfaitement huilé. Ils l’avaient effectivement comprise et mémorisée cette chanson. Marie était heureuse. Jamais dans ses rêves les plus fous elle n’aurait imaginé retrouver le plaisir du médiator, ce satané médiator qui lui tombait de la main au bout de vingt à trente secondes lorsqu’elle était jeune adolescente.
-C’est super, mes p’tits poussins… Vous êtes des merveilles ! On va faire un tabac ce soir quand papa et maman seront là. Ils vont être ébahis !…
Ouin ! Ouin ! Ouin !…
-C’est Balthazar. Ne bouge pas, mamie. Je vais le chercher. dit Melchior en se levant brusquement.
Et il revint, son petit frère dans les bras qui continuait de hoqueter et de se raidir.
-Donne-le moi Melchior. Mais qu’est-ce que tu as, mon pt’it poussin ? Tu as fait un cauchemar ? Ne pleure pas. On est là. Je vais te chanter Pirouette-Cacahuète !
Ouin !… Ouin !… Ouin !… Balthazar se remit à pleurer de plus belle.
-Mamie… nin…nin…nin… neptie… Balthazar…nin…nin…nin… ligent.
– Oh ! Gaspard ! C’est insupportable que tu ne parles pas ! Melchior, qu’est-ce qu’il dit?
– Tu pourrais faire un effort mamie ! Ce n’est pourtant pas compliqué de comprendre Gaspard. Il dit que ta chanson Pirouette-Cacahuète est tellement inepte qu’elle fait même pleurer Balthazar.
Ouin !… Ouin !… Ouin !…
-J’ai une idée ! Tu veux qu’on ne chante rien que pour toi ? En avant-première ?
Balthazar cessa brusquement ses pleurs et regarda son grand frère, en gigotant de plaisir.
-Mamie, reprends ta guitare. Balthazar va être notre public. On va l’installer dans son transat, face à nous, et nous, nous allons….
Melchior cherchait des yeux l’endroit le plus approprié pour figurer une scène.
– Mamie, pose le transat, là, sur le canapé. Ensuite, tu t’installes dans le fauteuil de papi, en face de Balthazar et Gaspard et moi, nous allons nous asseoir à tes pieds.
– Areu- areu – areu !... »gazouilla Balthazar pendant tout le temps de l’installation.
–Tu es bien installé Balthazar ? Tu n’as besoin de rien ? On peut frapper les trois coups ? »
Il semblait à Marie que Balthazar comprenait tout, qu’il opinait du bonnet, qu’il applaudissait de ses deux mains à l’idée du spectacle qui se préparait devant lui. Entre temps, Gaspard avait filé à la cuisine et en était revenu avec une cuillère en bois qui lui servit à frapper neuf coups rapides, puis trois coups plus lents.
Pourquoi, pourquoi ces canons
Au bruit étonnant ?
Pourquoi, pourquoi ces canons ?
Pour faire la guerre, mon enfant
– Areu- Areu… Areu!…