Héritage d’une utopie agricole initiée par Edouard Maury, au début du XXème siècle, alors que la France est fracturée par l’Affaire Dreyfus et l’opposition entre laïcards et cléricaux, la Ferme de Villefavard fait revivre, à partir du début des années 2000, avec la rénovation de ce patrimoine au cœur de la campagne limousine, lancée par deux descendants du pasteur philanthrope, le chef d’orchestre Jérôme Kaltenbach et l’architecte Gilles Ebersolt, le creuset artistique qui pendant un demi-siècle accueillit entre autres Romain Rolland ou Charles Munch. Récemment labellisée Centre Culturel de Rencontre, la Ferme de Villefavard prolonge, depuis 2022 sous la direction de Sébastien Mahieuxe, cette défense de l’excellence musicale au cœur de la ruralité, avec la grange devenue auditorium et une salle d’enregistrement reconnue, mais également au-delà des murs de la propriété
Itinéraire aux répertoires multiples
La ballade nocturne au Dorat proposée le mercredi 31 juillet en offre l’une des plus belles illustrations. Si l’idée d’un itinéraire musical a déjà été expérimentée ailleurs, la proposition du festival d’été de Villefavard présente, en dehors de l’heure vespérale accompagnée de lanternes où les spectateurs sont répartis en trois groupes, l’originalité d’être confiée aux musiciens d’une même formation, par-delà leur cœur de répertoire. Conventionné par la DRAC Nouvelle-Aquitaine, l’ensemble Les Surprises fait appel à quatre de ses pupitres répartis en trois mini-concerts d’une vingtaine de minutes, dans autant de bâtiments du Dorat.
A la Chapelle Notre-Dame du Temple, réaménagée en lieu d’exposition, Louis-Noël Bestion de Camboulas troque le clavecin et l’orgue baroques qu’il a l’habitude de jouer pour le piano, dans un florilège intime de musique française de l’époque de la construction de la Ferme de Villefavard, aux côtés d’Eugénie Lefebvre. La Melisande song’s écrite par Fauré pour des représentations anglaises de Pelléas et Mélisande de Maeterlinck avec laquelle la soprano ouvre le récital distille, au fil d’une séduisante délicatesse mélodique, le parfum d’anglomanie de cet entre-deux siècles. Après la célèbre et nonchalante mélancolie de la Gymnopédie n°1 de Satie, la chanteuse revient avec une page de Reynaldo Hahn, A nos morts ignorés, entre raffinement et élan pathétique, avant une Vocalise en forme de Habanera de Ravel irisée d’un léger balancement hispanisant et irrésistible.
Dans la Chapelle du Couvent des sœurs de Marie, Joseph et de la Miséricorde – encore en activité, certaines religieuses assistent d’ailleurs au concert – Gabriel Rignol magnifie les accords du théorbe dans trois pièces qui expriment la fascinante décantation de la ligne de chant par les cordes pincées. Avec un instinct déjà affirmé, le jeune musicien fait de la Toccata n°1 de Kasperger un peu plus qu’une simple étude. La Suite en la mineur de De Visée décline, selon l’esprit du Baroque français, les variations d’un monochrome tonal, quand le Prélude en sol majeur BWV 1007 adapte l’un des passages les plus connus des Suites pour violoncelle, et illustre l’art de la transcription que Bach appliquait même à ses propres œuvres.
Baroque sans frontières
La soirée avançant, on se retrouve au Carmel, caché par des frondaisons murales et quelques senteurs florales, où Juliette Guignard donne un aperçu du répertoire de son instrument, la viole de gambe, sur lequel elle donne quelques éclairages pédagogiques. La musique ancienne est évidemment le pays de ce cousin de la famille des violons. La noblesse de caractère de la Suite en sol mineur de Demachy, où planent les ombres de Marais et Sainte-Colombe, se prêtent sans aucun doute à la gravité de celle du violoncelle. Un Prélude d’Abel est l’occasion de mettre en avant le dessus de viole, à la tessiture plus haute. Quand à la réécriture de A room de Cage, elle comble avec un naturel surprenant le fossé de deux siècles qui la sépare de la page du contemporain de Carl Philipp Emanuel Bach : les boucles minimalistes du compositeur américain résonnent, en une continuité inattendue, comme l’envers du canevas de la musique du XVIIIème siècle.
A l’heure où la nuit enveloppe entièrement la petite ville du Dorat, les trois équipées de mélomanes se rejoignent dans la Collégiale pour la conclusion de cette rencontre entre les notes, les pierres et les étoiles. Traversant la nef avec les lanternes, les spectateurs se réunissent sur les marches qui descendent depuis la porte d’entrée, au son de stases harmoniques à l’orgue. Les quatre musiciens des Surprises invitent alors à un voyage dans l’Europe baroque, qui part de l’Italie madrigalesque et l’expressivité de l’air de Merula Hor che tempo di dormire, avec une déclamation calibrée que l’on retrouve dans celui de Lully, Rochers vous êtes sourds, après deux pièces descriptives de Couperin, Les Sylvains et Les barricades mystérieuses. Marin Marais rappelle ensuite, pour les cinéphiles, quelques souvenirs du film d’Alain Cornaud Tous les matins du monde, tout en annonçant, par des extraits des Folies d’Espagne, la dernière étape de ce périple musical. Séparés par un roboratif Fandango de Soler et Murcia, les deux airs de Torrejon y Velasco, Luceros, volad, corred et Duron, Vaya, pues rompiendo, dont l’élan fera un bis idéal, offrent une réjouissante fenêtre sur des zarzuelas oubliées, avec le son riche et équilibré par lesquel Les Surprises se distinguent depuis plus d’une décennie dans le Baroque français – par-delà les Pyrénées, il reste tout un territoire musical à sortir des bibliothèques.
Le lendemain, le groupe de musique traditionnelle poitevine Ciac Boum invite à un parcours dans les danses de contrées voisines sur les accents du patois des Deux-Sèvres dont les trois musiciens sont originaires. Ce moment d’ethnographie musicale, à l’heure de la douceur du soir, sur une scène de la grange ouverte sur la cour de la ferme, se fait à l’occasion militant, avec parfois des partis pris un peu discutables, entres autres sur l’autel de l’Histoire. Agrémenté d’anecdotes, ce rapide panorama de la vie des campagnes d’hier éclaire aussi les menaces d’aujourd’hui, dans un contexte de changement climatique auquel l’industrie agricole s’obstine à rester aveugle. A Villefavard, entre les expressions locales et la culture universelle, il n’y a parfois qu’un pas, de danse ou de côté.
Par Gilles Charlassier
Festival du Haut Limousin, Ferme de Villefavard, concerts des 31 juillet et 1er août 2024. Jusqu’au 2 août 2024.