C’est le dernier jour avant les vacances, la dernière heure de cours, même. On frappe à la porte de votre classe – Grand Fichtre ! – voici dans l’encadrement de la porte Monsieur le principal en personne (Madame la proviseure adjointe, si vous travaillez en lycée), qui s’est déplacé jusqu’à vous. Vous êtes prié de le suivre jusqu’à son bureau sans broncher, pendant qu’un surveillant va s’asseoir à votre place. Accessoirement, les élèves ne travailleront pas pendant une heure ; mais qu’ils n’apprennent que peu de choses en réalité, vraiment, cela n’a aucune importance pour votre hiérarchie : de ce côté-là, rien de neuf sous le soleil.
Une fois dans le bureau du grand chef, on vous accuse et vous accable car vous êtes par essence coupable. Inutile de chercher à rendre les accusations crédibles ou un peu épaisses : un simple battement de cil, avoir mis un pied devant l’autre, le fait d’avoir respiré un peu d’air va suffire à faire de vous un paria de cet établissement scolaire. Ne cherchez pas plus loin, il est inutile de répondre, et encore plus vain d’essayer de dialoguer, c’est un procès purement moscovite et votre supérieur hiérarchique est d’une mauvaise foi à couper au couteau. Là, vous sentez son haleine puant l’alcool à quelques centimètres de votre visage : il s’est mis à hurler sans aucune raison, et c’est normal : il joue et surjoue, uniquement pour que dans les pièces adjacentes (secrétariats, bureaux, couloirs…) chacun sache bien que vous êtes désormais sur « liste noire ». Vous êtes un très mauvais enseignant, le pire qu’on ait jamais vu dans l’académie et sur terre, c’est aussi saugrenu qu’incongru, et pourtant c’est une évidence, c’est la vérité, c’est officiel et l’information se répandra très vite dans tout l’établissement, aussi bien auprès des élèves et de leurs parents qu’auprès de vos collègues et de toutes les personnes qui gravitent autour de ce lieu. Votre chefaillon vous passe à tabac, vous matraque et vous assomme de reproches infondés et il ne cache plus qu’il fait de son mieux depuis quelques temps déjà pour briser le lien de confiance naturel entre les élèves et vous, entre les parents d’élèves et vous, entre les autres enseignants et vous ; et, comme de rares collègues vous en avaient aimablement mis en garde, c’est bien lui qui est à l’origine des diffamations, des calomnies et des rumeurs les plus répugnantes qui circulent sur votre compte en salle des professeurs.
C’est là le seul point « positif » de cette situation des plus violentes et des plus traumatisantes : désormais, vous savez que votre propre administration travaille contre vous, elle qui – selon les textes officiels – devrait au contraire s’assurer de garantir votre santé et votre sécurité.
Il n’y avait bien sûr aucun caractère d’urgence, aucune raison d’empêcher vos élèves de bénéficier de votre cours. L’instant est délicatement choisi : votre bourreau abat ses cartes maintenant, lors du dernier jour de classe, à la veille des vacances, avec l’espoir de gâcher salement les vôtres, et surtout de vous empêcher de recharger vos batteries pendant cette période qui devrait être consacrée au repos et à tout ce qui pourrait vous permettre de vous ressourcer. Plus d’une enseignante, plus d’un enseignant ne s’en est jamais remis. Par tradition, au beau Pays des Droits de l’Homme, dans les innombrables situations de suicides d’enseignants, la responsabilité pénale directe des chefs d’établissements scolaires et leur éventuelle culpabilité judiciaire ne sont pour ainsi dire jamais l’affaire de la Justice : alors pourquoi se gêner quand on a l’âme d’un tortionnaire ?
Comme des dizaines de milliers d’enseignants en France, vous êtes la cible de mobbing.
En mode Kasshogi version « sans effusions de sang », vous êtes réduit à l’état d’objet, votre vis-à-vis ne vous considère plus comme un être humain, mais comme une vermine, un parasite, un insecte nuisible qu’il faut écraser. Vous n’êtes plus un homme, vous n’êtes plus une femme, vous êtes un objet à broyer, à détruire, à éliminer. Suivant les mêmes logiques de déshumanisation que celles mises en oeuvre lors des exterminations ethniques, des purges politiques, et des génocides, votre bourreau est bel et bien un assassin. Il a prémédité et mûrement réfléchi ses actes. Pour perpétrer son crime, il se retranche derrière sa position d’autorité et son statut de supérieur hiérarchique : jamais la pyramide décisionnelle ne le désavouera. C’est un principe intangible : toujours on couvrira ses manœuvres, ses manipulations, ses mensonges – et cet énième meurtre social, plutôt que d’écorner l’image de l’institution scolaire. L’assassinat peut s’accomplir en toute impunité, dans l’opacité absolue de cette nouvelle Grande Muette à côté de laquelle l’armée fait figure de forteresse de verre, ouverte à tous les vents. Crime commis avec l’aval d’une structure administrative, crime commis avec l’appui d’une organisation étatique, crime commis avec l’assentiment et la puissance du cadre d’une administration d’Etat. Sous son vernis de respectabilité, l’Education nationale facilite et cautionne le meurtre social de milliers d’enseignants, chaque année, en France. Ni les grosses centrales syndicales, ni les médiateurs de l’Education nationale, ni les tribunaux administratifs ou pénaux, ni les journalistes « spécialisés » sur les questions d’éducation ne feront bouger les lignes. Seule une volonté du pouvoir politique pourrait demain ébranler les choses, mais de volonté politique, dans ce domaine, il n’y en a pas plus que de beurre en broche. L’arbre du harcèlement entre élèves cache la forêt des violences faites au « petit » personnel du service public éducatif, et c’est un arbre sur lequel il est bien commode de se focaliser.
Vous êtes victime de mobbing : « l’extermination concertée d’une cible humaine », selon la définition établie par Madame Eve SEGUIN (1), universitaire et chercheuse, qui a consacré d’importants travaux à ce fléau aussi répandu que méconnu et effroyable, et qui constitue « le secret le mieux gardé des universités » mais aussi des lycées et des collèges.
Vous êtes pris au piège et encaissez l’extrême brutalité de cette technique adoptée et adorée par ces managementeurs portés à la tête des établissements scolaires, avec comme seules missions de casser le service public éducatif, d’écœurer ses agents les plus consciencieux, et de mettre à bas la valeur du savoir et l’autorité des enseignants.
Vous subissez l’ultra-violence de ce procédé classique et imparable qui a fait ses preuves et les fera longtemps encore, tant que l’administration centrale de l’Education nationale – jusqu’à ses plus hautes sphères de décision – et tant que magistrats, procureurs et juges de ce pays feront en sorte de tolérer l’intolérable, et de cautionner cette barbarie francetelecomesque.
Taisez-vous ! La voilà, l’Ecole de la Confiance. Vous êtes moins qu’un sous-citoyen et vous devez crever, sous les coups de votre supérieur hiérarchique. Vous devez crever, oui, mais en silence.
Par Pierre-André DIONNET
N.B. : toute ressemblance avec des personnes réelles serait purement fortuite etc.
1-Eve SEGUIN est une universitaire canadienne, chercheuse au département des Sciences Politiques de l’UQAM, Université du Québec à Montréal. Son travail sur le mobbing (mené en mémoire de Madame Justine SERGENT, chercheuse et neuro-psychologue réputée de l’Université Mc Gill) est une référence absolue dans le domaine. L’article qu’elle publie en 2017 dans The Conversation constitue une excellente approche de ce qu’est le mobbing :
https://theconversation.com/mobbing-en-milieu-de-travail-ou-le-terrorisme-organisationnel-79378