Entrer dans le bureau de Daniel Leconte, c’est pénétrer dans un univers où des chaises design côtoient un canapé art Déco, un ancien projecteur de cinéma un bouddha allongé ou encore un dessin de Plantu avec un tirage original en noir et blanc montrant les soldats russes libérant Berlin, « avec les montres, »précise t’il « car sur les autres photos elles ont été effacées à la demande de Staline, tout le monde sachant qu’ils les avaient pris sur les cadavres des soldats allemands ». Un exemple comme un autre de réecriture de l’histoire; sans doute à l’origine de cette vocation de décrire le monde avec une carrière qui a connu l’âge d’or du journalisme, « cette époque où voyager dépaysait vraiment« . Aujourd’hui à la tête de Film en stock et Doc en stock -une vingtaine de personnes- et après avoir dirigé la rédaction d’Arte-« je m’en vais quand je ne peux plus faire ce dont j’ai envie », il dit rester avant tout un créatif, faisant en sorte de pouvoir refuser des choses avec pour unique désir, ouvrir à travers documentaires et films, des « fenêtres » sur le monde. Les siennes ouvrent d’ailleurs sur un jardin d’enfants, avec cette idée d’être en permanence en prise avec la vie qui, avoue- t’il, l’a fait naitre sous une bonne étoile.
Comment êtes vous venu au journalisme?
C’ était une surprise pour moi même. J’y suis arrivé très vite avec l’appétit de voir le monde; je me suis alors demandé quel était le meilleur moyen de joindre l’utile à l’agréable. C’était dans les années 70. Je suis parti là où j’avais le sentiment que l’histoire se faisait, en pleine guerre du Cambodge, en me disant que je n’allais pas rester juste à regarder. Une fois sur place, j’ai eu la chance d’écrire, avec mimétisme, grâce à un grand reporter-très partageux- pour Le Monde Diplomatique. Tout cela, sans plan de carrière, ce qui fait que j’ai toujours dix ans de retard sur tout le monde! Mais, je n’ai pas d’impatience… A l’époque, les écoles de journalisme n’existaient pas, mais j’ai été chanceux; c’est même Plantu, pas encore très connu, qui a illustré mon premier papier.
Et la télévision?
C’est arrivé bien plus tard, en 1981. Il n’y avait plus personne après la victoire de la gauche. J’étais passé à Libération avant et ils avaient besoin de gens pour faire le journal, là tout de suite. A l’époque on tournait en 16mn, il fallait un Nagra, une caméra et faire des claps comme au cinéma. Le premier reportage que j’ai fait, c’était l’arrivée des réfugiés polonais avec Solidarnosc. On est allés à la Gare de l’Est, et je suis tombé à la sortie du train, par hasard, sur un mime polonais; je lui ai alors demandé de me mimer ce qui se passait là bas. Avec la lumière qui tombait de la verrière, et le grand drap blanc qu’il a mis, c’était vraiment sublime. J’avais un super cadreur- le résultat a été incroyable. Ils ont tous trouvé ça génial, mais je ne me suis pas fait que des amis…C’était trop personnel pour le journal.
Puis, vous êtes devenu présentateur, le graal…
On a tous envie à un moment donné d’être dans la lumière . Ce qui m’interessait c’est le côté chef d’orchestre, jongler avec plusieurs balles. J’ai énormément aimé le direct, même si je ne l’ai pas fait très longtemps; je n’ai pas beaucoup résisté à l’époque. C’est dommage, car présenter le 20 h vous offre une telle notoriétré qu’après vous pouvez faire ce que vous voulez- on gagne pas mal d’années. Après, j’ai eu un magazine, « L’histoire immédiate », et fait des documentaires comme « La deuxième vie de Klaus Barbie » pour lequel j’ai eu le prix Albert Londres.
Vous rentrez tout juste de Grèce pour votre nouvelle emission sur Arte, I love democracy, elle n’était pas prévue au départ dans la collection, n’est ce pas?
Oui, on l’a rajouté au dernier moment, c’est mon fils qui en a eu l’idée. Avec les derniers événements, on s’est dit avec toute l’équipe, que l’on ne pouvait pas passer à côté de cela. Alors on s’est mis en ordre de marche, tous sur le pont pour ce qui est une course de vitesse.
Il me raconte alors comment son fils, au départ passionné par le théâtre et avec un début de carrière prometteur, parti à Londres-je le pensais perdu me dit-il-est revenu vers lui tout comme l’autre, réalisateur. Mais je sens que vous allez vous y perdre, sourit-il…Nous revoilà partis dans les années 80 en Russie, en Pologne, où il a tourné clandestinement.
On n’ avait pas le choix! C’était une expédition incroyable que je préparais comme un agent secret; une fausse identité, voyager avec un comité d’entreprise de la CGT. D’ailleurs, les russes, lorsqu’ils ont récupéré le film, s’en sont servis pour montrer comment les agents étrangers travaillaient! On était dans un autre monde, rien à voir avec les caméras cachées comme on peut les utiliser aujourd’hui.
Arte vient de diffuser le numéro d' »I love Democracy » sur la Russie que vous avez à nouveau parcourue, de Vladivostock à Moscou. Qu’est ce qui vous a paru le plus changé?
Voir ce monde qui se décompose. Retrouver ces moments que j’ai connu en Indochine, où vous voyez les entrailles. Il y a quelque chose que ne raconte pas le film mais qui est important pour l’appréciation que j’en ai. Je suis un dimanche soir rentré en voiture avec l’ambassadeur de France que j’ai vu calculer comment éviter les embouteillages à l’entrée de Moscou. Ça , en vingt ans, ça montre que les choses ont vraiment changé, qu’une classe moyenne désormais existe. C’est un pays qui n’a plus rien à voir avec le communisme; il y a vingt ans, on était encore dans le vieux monde, avec des riches dans le bling bling, qui se lâchaient après 73 années de frustration, mais là on voit qu’ils sont entrés-même si une partie y échappe encore-dans la mondialisation.
Cette classe moyenne est celle qui fait bouger les choses?
Oui, dans les années 30, elle a conduit vers le fascisme, aujourd’hui, elle donne la démocratie. Alors bien sûr , il y a des extrémismes; en Russie, on y est pas encore mais par rapport à ce que c’était, c’est incroyable le chemin qui a été fait! Le fait même que l’on puisse manifester, cela dit beaucoup de choses. Avant, le risque de se retrouver en prison faisait que personne n’osait parler, mais là, on est passé au stade où ils n’ont plus peur. Ce pays a un développement tellement atypique. C’est comme un laboratoire, aucun pays n’a jamais vécu cela. Voilà un pays qui est un continent à lui tout seul alors à quelle vitesse les glaces vont fondre, on en sait rien! La vérité c’est que 80 % des russes sont plus nationalistes que Poutine! Je déteste ce genre d’homme mais il faut reconnaitre qu’il pourrait dire que ces manifs, c’est grâce à lui!
Avez vous constaté comment les nationalismes remontent dans les vieilles démocraties?
Certainement. En Grèce , c’est très fort. C’est pour cela que j’ai voulu faire » I love Democracy ». J’étais très agacé par tous ces mots galvaudés. Comment le « Dégage » tunisien s’est retrouvé mis à toutes les sauces en France; qu’on ne fasse plus la différence entre un Kadhafi, un Ben Ali et des pays où les gens sont élus avec des contre-pouvoirs tellement puissants qu’ils sont presque plus forts que le pouvoir. Je trouve que c’est irresponsable de dire cela. Aujourd’hui, la démocratie est plebiscité par la terre entière. Depuis 20 ans, c’est devenue la référence.
Que repondez vous à ceux qui disent que ces pays- là ne sont pas « mûrs » pour la démocratie, comme l’Irak ou en Tunisie après le vote massif pro-islamiste?
Que l’on doit se souvenir qu’en France, on a fait la révolution de 1789 dans le sang et que la république n’ est arrivée que 90 ans après ! Alors s’ils ne mettent que dix ans, ce sera plutôt pas mal…Soyons un peu indulgent avec les révolutions des autres. Aujourd’hui même avec la crise, si vous voyagez dans le monde, vous voyez à quel point nous sommes des privilégiés. Il y aura sans doute dans nos pays des « poussées de fièvre » mais il n’y aura pas des gens qui voudront mourir pour la « cause ». Paris n’est pas Homs…
Vous n’avez pas le sentiment quand même, avec l’exemple de la Grèce et de la paupérisation de la classe moyenne en France, que la situation est de plus en plus tendue dans nos démocraties?
C’est vrai que les médias parlent beaucoup des inégalités. Mais plus que la réalité, c’est surtout le sentiment qui est fort. Ceux qui regardent le spectacle de la réussite de certains privilégiés en restant au balcon en ont marre, d’autant que les médias passent leur temps à mettre le doigt dessus. Avant, il n’ y avait pas de balcon! Beaucoup plus forte, l’inégalité était vécue pourtant de façon moins vive.
I love democracy, c’est l’occasion de remettre les choses en perpective; ce matin, en rentrant de Grèce, pays qui est en Europe, la porte d’entrée des immigrés, on voit à quel point lorsqu’on arrive à Paris comme l’on vit dans un cocon, un décor de carton-pâte, comme si le temps c’était arrêté…Cela ne va pas être éternel. C’est fort, c’est puissant, ce qui nous entoure; ça croît, ça travaille, ça consomme, ça fait des enfants. Et puis ils en veulent là où nous, on en veut plus. Cette emission, ça sert à convoquer le monde pour ouvrir la fenêtre et le faire entrer chez nous. A côté de cela, les discours que l’on entend ici deviennent vraiment surréalistes…Voir ces autres pays, c’est se retrouver face à des réalités que l’on ne comprend pas et qui demandent d’être très modestes. Il faut aussi résister à vouloir penser ces pays avec les lunettes avec lesquelles on regarde les choses ici, c’est compliqué…
Il me raconte alors ses expériences au cinéma, premier téléfilm, première star avec Catherine Deneuve dans Princesse Marie sur Marie Bonaparte, son désir de faire un grand film pour retourner à Cannes où il a été récompensé pour son dernier documentaire « Le bal des menteurs » après une première séléction remarquée avec « C’est dur d’être aimé par des cons », sur Charlie Hebdo et les carricatures de Mahomet.
Vous auriez pu faire un autre métier?
Oui, j’aurai bien aimé être avocat. Avocat, ce sont les gens qui sauvent les gens, c’est irrésistible!
Je lui fais remarquer que sa vision est très romantique… Il me raconte alors avoir assisté en 1975 à la plaidoirie de Robert Badinter pour le procès de Patrick Henry, condamné à mort. Comment Badinter avait raconté au procureur la façon dont le précédent condamné à mort qu’il avait jugé avait eu la tête coupée, là devant tous ces hommes qu’il décrit 45 minutes durant, « tous ces hommes, sauf vous ». En l’espace d’un instant, j’ai l’impression d’être dans le prétoire. Et la confirmation que Daniel Leconte, en choisissant de raconter aussi bien des histoires, donne à notre métier ce qui est sa raison d’être.
Par Laetitia Monsacré
I love democracy sur la Grèce- diffusé le 10 avril sur Arte à 20h30