12 décembre 2011

C’était en Novembre. Un vent froid venu du Nord balayait les avenues parisiennes, soulevant les manteaux des passants et la jupe plissée plaquée à deux mains contre les cuisses d’Elvire. Des claquements de semelles retentissaient derrière elle. La sensualité qui imprégnait sa silhouette de trentenaire rameutait les hommes à sa suite. Intriguée par l’insistance de son admirateur, elle se retourna. Pour l’heure une femme était à ses trousses sur le trottoir désert de l’avenue Mozart. Des pieds chaussés de ballerines violettes assorties à un sac de cuir matelassé tricotaient derrière elle. Elvire avait entrevu le visage blafard de cette femme vêtue d’un tailleur de tweed, appuyée sur le bras de leur dermatologue dans l’antichambre du cabinet, un instant auparavant. Cette autre patiente avait une tête de poupée, une pâleur maladive accentuée par d’épais cheveux noirs, retenus au-dessus des tempes par deux barrettes, et qui montaient en chignon vers le sommet du crâne. Elvire brandit sa clé magnétique comme on change de chaîne de télévision. Les lumières orangées d’une Mercedes clignotèrent. Elle y monta en hâte, tendit la main vers le tableau de bord où se trouvait le bouton de fermeture automatique du véhicule. Dans l’entrebâillement de la portière droite ouverte précipitamment, une tête s’était déjà glissée.
« Nous étions ensemble chez le docteur Groult. Allez-vous vers la rive gauche ? demanda-t’elle.
Dans l’interrogation de l’inconnue pointait un accent américain. Au lieu de répondre «excusez-moi, je suis pressée », Elvire dit: « Je vous laisse à un taxi à l’Étoile si vous voulez. »
Elle s’en voulut de sa bonté à fleur de peau. Son psychanalyste disait que rendre service à son prochain était son sacerdoce. Madame sans-gêne était installée à côté d’elle, ses yeux de poupée braqués droit devant, sa pochette violette sur les genoux. La nacre de son teint avait quelque chose d’irréel. Le dermatologue, qui avait été l’amant d’Elvire dix ans auparavant, et s’occupait gracieusement depuis ce temps-là de conserver la fraîcheur de sa peau, l’avait-il rajeunie ? Embaumée ? Les histoires de vampires fascinaient Elvire. Animée d’une boulimie morbide, elle visionnait des films d’horreur l’un derrière l’autre durant ses nuits d’insomnie. L’Arc de Triomphe était en vue quand l’Américaine reprit :
« Où habitez-vous ?
-À Saint-Germain-des-prés.
-Vous rentrez chez vous ?
-Oui.
-Parfait ! J’ai une course à faire dans votre quartier. Saint-Germain-des-prés, c’est comme le Village à New York où je vis. J’habite Bleeker street. »
Seule une new-yorkaise pouvait se comporter de la sorte. Mais au lieu de garer la Mercedes et de lui dire de descendre, Elvire se tut, dévorée par la curiosité que les rencontres fortuites éveillaient en elle. Sitôt à Saint-Germain-des-Prés, elle annonça « terminus ! »
La femme promena ses doigts gantés sur le tableau de bord. Elvire se pencha pour lui ouvrir la portière. Son bras frôla le sein de sa passagère. L’Américaine portait le même parfum qu’elle, Vol de Nuit de Guerlain.
 » On se reverra, dit-elle en lui adressant un petit signe de l’autre côté de la vitre. »
Elvire acheta du pain frais, du riz, des artichauts et des fruits au supermarché. Au moment où elle s’apprêtait à tourner la clé dans la serrure de sa porte d’appartement, elle vit l’étrangère, campée dans le corridor. Un sourire était plaqué sur son visage, comme peint sur du sparadrap.
« J’ai oublié mes gants dans votre voiture. »
Cette sorcière avait certainement soudoyé le gardien du parking pour obtenir son adresse. Elvire eut soudain l’impression de l’avoir déjà vue. À New York, sans doute… Un frisson la parcourut. Voici que son passé mouvementé la talonnait jusqu’à sa porte. Un accès de paranoïa semblable aux crises qui étreignent les anciens drogués la submergea. Cette femme était peut-être payée pour enquêter sur elle, lui faire du mal ou la tuer. Si elle menait l’enquête sur ses moyens d’existence actuels, une bonne prise au bras suffirait sans doute à la décourager. Elle la sortirait de l’immeuble manu militari. La femme lui tapota l’épaule.
« Le traitement du docteur Goult m’a donné soif. Auriez-vous un verre d’eau à m’offrir ? »
La renarde rusée se faufila dans la cuisine. Elvire ouvrit le robinet et remplit deux verres d’eau à ras bord. Elle tendit l’un des verres à la femme qui but à petites gorgées, esquissa un autre sourire factice et l’interrogea de nouveau.
« Vous avez fait faire une retouche à votre visage, chez notre ami dermatologue ?
-Une injection de botox au niveau de la griffe du lion. Et vous ?  »
L’inconnue sembla ne pas entendre la question et inspectait la pièce du regard. Elvire but une gorgée d’eau, respira, but de nouveau, les mains crispées autour du verre, prête à bondir. La femme murmura.
« J’ai longtemps hésité entre New York et Paris.
-Je suis contente de vous l’entendre dire. À la vérité, moi aussi.Je suis contente de mon choix car les New-yorkais sont insupportables, les femmes en particulier. »
La voix d’Elvire n’était plus la même. Le ton était sec, autoritaire. Les visages des deux femmes se touchaient presque. Dans le regard de l’Américaine ne passait aucune frayeur. Ses yeux restaient ouverts sans ciller. Leurs regards étaient rivés l’un à l’autre, celui de l’Américaine écarquillé. Elle parla du bout des lèvres sans qu’un muscle de son visage ne trésaille.
« Je viens de rentrer d’un voyage au Pérou. Le Macchu Picchu, vous connaissez ?
-Non, je ne suis jamais allée au Macchu Picchu « , répondit Elvire d’une voix blanche.
Elle se frotta les mains l’une contre l’autre et gifla la femme à deux reprises. Une mèche valsa devant le visage pâle.
« Depuis combien de temps m’espionnez-vous ?
– Je ne comprends pas, » répondit l’autre avec un fort accent américain.
L’Américaine la regardait maintenant droit dans les yeux, comme fascinée par l’apparition d’un ange ou d’un démon. Elvire poussa un soupir exaspéré.
« Dans mon bureau, il y a un billet d’avion pour Lima. Je viens d’acheter une excursion d’une semaine au Macchu Picchu. Comment le saviez-vous ? »
Les lèvres pincées comme si elle s’interdisait de répondre, la femme continuait à la fixer. Quand elle détourna les yeux, elle prit sa veste et sa pochette posées sur un tabouret de cuisine et sortit de l’appartement. Elvire téléphona aussitôt au docteur Goult.
« Comment s’appelle l’Américaine en tailleur de tweed qui traversait la salle d’attente lorsque je suis sortie du cabinet ?
-Je ne vois pas de qui il s’agit. Comment est-elle ?
-Une femme de mon âge, brune, avec des escarpins violets et un sac assorti. »
Le dermatologue n’avait reçu aucune Américaine ce jour-là. Elvire porta la main à son cœur qui battait à tout rompre, respira à fond, se leva et descendit en courant au troisième sous-sol du parking. Elle ouvrit la portière de la Mercédes, inspecta le siège de sa passagère et le tableau de bord. Les gants n’y étaient pas. Elle se souvenait que la femme les tenait à la main en s’asseyant dans la voiture. Le gardien n’avait donné aucune information à propos de la locataire du box 353. Il n’avait pas vu de brune en tailleur de tweed. Le lendemain, après qu’elle eut raconté sa rencontre, le psychanalyste d’Elvire lui dit qu’elle devait cesser de s’en prendre à elle-même.

par Michèle Larue

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