28 mars 2012
La passion selon Danton

Le moins que l’on puisse reconnaître à Georges Lavaudant, c’est un sens certain du tempo politique. Jugez-en. Il y a dix ans, au printemps 2002, il créait à l’Odéon La Mort de Danton. La première fut donnée le 25 avril, quatre jours après le premier tour d’une élection présidentielle qui voyait Jean-Marie Le Pen arriver en deuxième position, devant Lionel Jospin. Le populisme avait pris le pas sur la raison. Voilà qu’il reprend cette année, à la MC 93 de Bobigny avec les mêmes comédiens, la pièce écrite par Georg Büchner en 1835, alors que l’appel au peuple est de nouveau vigoureusement au cœur de la campagne électorale. Plus encore, Jean-Luc Mélanchon vient de se tailler un impressionnant succès en invitant « le peuple de gauche » à prendre la Bastille. Foule sur la place, appel à l’insurrection « civique » qui devra être suivi d’une « révolution citoyenne ».
C’est une sorte de lumière noire que La Mort de Danton vient projeter sur notre scène politique en ébullition, car le chant d’amour que Büchner a écrit à Danton est en même temps une puissante mise en doute des passions révolutionnaires et populaires. Nous sommes en pleine Terreur. Le fer de la Veuve noire est chauffé à blanc. Les têtes tombent. Celles des Hébertistes viennent de rouler dans le panier et les amis de Danton s’inquiètent du tour que prend une Révolution qui dévore maintenant ses enfants. Machine emportée par sa logique folle… Bal macabre mené par Saint-Just et Fouquier-Tinville, sous le regard glacé de Robespierre, l’avocat d’Arras devenu Commandeur de la Révolution.

Homme politique et charnel

La pièce telle que l’a montée Lavaudant est scindée en deux grandes parties. La première nous montre un Danton fatigué de la politique. Il l’a passionnément aimée, il ne l’aime plus, parce qu’il n’y voit plus la vie qu’il cherche ailleurs. Il préfère définitivement l’amour à la raison. Serait-il seulement frivole, comme pensent certains de ses amis qui le pressent de monter au combat ? Ne verrait-il pas qu’il est lui-même déjà ciblé par les ayatollahs révolutionnaires qui manipulent le peuple dont ils se prétendent les hérauts ? Peut-être, pourtant, le personnage de Danton magistralement interprété par Patrick Pineau est surtout plus charnel que frivole. C’est la chair de l’humain qu’il honore et défend face à l’implacable raison ascétique de Robespierre, ce « dogme de la Révolution » que campe Gilles Arbona. C’est la conscience de la chair qui fait s’écrier à Danton « J’aime mieux être guillotiné que guillotineur. » Passions pour passions, mieux valent – pense-t-il désormais – celles qui rapprochent les corps et portent la vie que celles qui les déchirent. Mieux vaut être déraisonnable en se perdant qu’en trucidant les autres.
La seconde partie, celle de l’emprisonnement et du procès, joue sur un double registre. D’un côté, la condamnation magistrale du mensonge révolutionnaire et de l’autre la célébration de l’amitié de ceux qui vont mourir, avec en contrepoint les figures de Julie (Anne Sée), l’épouse de Danton, et celle de Lucile (Julie Pouillon) la femme de Camille Desmoulins qui accompagnent dans la mort ceux qu’elles aiment. La passion charnelle prend une épaisseur presque métaphysique – méditation sur le sens de l’existence, sur la fidélité à soi-même…

Résonances avec l’actualité
« La vie, dit Danton, ne vaut pas la peur qu’on se donne pour la conserver », tandis que ses ennemis pensent qu’il suffit de frapper quelques têtes pour sauver la patrie… Telle est bien la question posée par Büchner, par-delà son analyse au scalpel de la Révolution : où conduit la peur de l’échec et de la mort qui se cache derrière le désir fou de sauver l’humanité qui habite Robespierre, derrière la volonté de puissance de Saint-Just, derrière la lâcheté de Fouquier-Tinville ? Chez les amis de Danton, la peur n’est pas moins là, mais c’est l’amitié, le sens de l’humanité qui l’emporte. Quant à Danton lui-même, il apparaît radicalement libre de sa propre vie, comme de sa propre mort. Pas même fataliste. Simplement fidèle à la passion vitale qui l’habite et le dépasse. En livrant sa vie, il témoigne pour celle des autres…
Avec La Mort de Danton, Büchner nous emmène ainsi bien au-delà des passions politiques du moment. Chacun est renvoyé non pas à ses slogans, non pas aux lendemains qui chantent et à ceux où l’on rasera gratis, mais à ce qu’il désire en profondeur… Lavaudant explique volontiers qu’en remontant la pièce, il n’avait pas d’intentions particulières quant à l’actualité immédiate. Mais assurément, le spectateur ne pourra pas manquer de regarder la campagne électorale avec une autre forme de gravité que celle que nous proposent les commentateurs et les sondages.

Par Jean-François Bouthors

À la MC 93 Bobigny, jusqu’au 1er avril.
Photos ©Victor Tonnelli/ArtComArt

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