Le feuillage vert des affiches de l’Opéra de Paris a envahi les rues grises et froides de la capitale, comme une promesse du retour du printemps avec cette Cerisaie du compositeur Philippe Fénelon. Elle s’inspire bien sûr de la nouvelle de Tchekhov, l’histoire de cette belle propriété familiale quelque part en Russie; elle vient d’être vendue, et c’est le dernier bal qu’on y donne. Celui des adieux. Pendant lequel on va tout se raconter. Tout reprendre en mémoire, et laisser remonter le passé, ce temps qui s’efface. Comme les vagues à l’assaut de nos châteaux de sable, la nostalgie et la tristesse cernent les âmes qui résistent vaillamment avec ce qu’il faut de douceur, de tendresse, de gaieté, d’ironie. Il faut vivre. Imaginer que l’on peut encore vivre alors qu’un monde passe. Aimer encore et jouer, quand bien même la mémoire du fils noyé est omniprésente, car l’on veut se souvenir de la joie et de la vivacité du jeune Gricha…
Philippe Fénelon et Alexei Parine, auteur du livret, au risque de dérouter, ont eu raison de s’affranchir de la structure de la pièce de Tchekhov pour s’attacher aux émotions qui traversent les habitants de la cerisaie dans leur « opéra en douze scènes, un prologue et un épilogue ». Le bal nous dit la comédie, sur laquelle Tchekhov insistait, et les personnages sont croqués comme dans une bande dessinée, loin de ce que le théâtre ou le cinéma nous présentent lorsqu’ils se posent en entomologistes de cette Russie de 1904 qui ne sait pas encore qu’elle basculera bientôt dans la tourmente révolutionnaire.
Décor mi-dantesque
Pourtant si ce bal nous dit la comédie, la cerisaie elle-même, telle que nous la découvrons sur la scène semble davantage sortie de l’univers de Dante que de celui des datchas et des vergers. Ces arbres puissants et glacées dont les ramures s’entrelacent semblent enfermer les personnages dans la prison du souvenir et du drame. La cerisaie ne sera-t-elle désormais qu’un cimetière éteint ? Ou quelque chose de sa vitalité d’hier survivra-t-il en chacun ?
Tout l’intérêt de la proposition de Fénelon et Parine qui prend à contre-pied ceux qui ne veulent pas qu’on touche à leurs classiques, tient dans le jeu des oppositions entre lesquelles le récit et les esprits balancent. Lopakhine triomphe : le fils de moujik devenu riche commerçant rachète la propriété des maîtres de son père. Mais il trouve finalement la victoire amère, cette famille était au fond la sienne, et ce fil est désormais rompu. Liouba est partagée entre son sentiment d’échec et ses chimères amoureuses. Varia aurait voulu être aimée mais songe à chercher refuge au monastère. Liona est un homme fait, qui n’est pourtant pas tout à fait sorti de l’enfance comme le lui fait remarquer Firs, le vieux domestique… Tous sont empêtrés dans leurs émotions et tâchent de faire bonne figure, de s’imaginer un lendemain où la vie, somme toute, l’emportera sur la perte de la cerisaie…
En multipliant les références ou les citations, la partition de Fénelon déploie des jeux de bascule et de mémoire, pour nous entraîner dans les détours du souvenir, de la mélancolie, et de l’humour qui tente de reprendre le dessus. Le spectateur reconnaîtra ici, entre autres, un parfum de Tchaïkovski, là une allusion à Messiaen, ailleurs un clin d’œil à Kurt Weill… Tout un monde musical est convoqué, par lequel Fénelon détaille l’éventail des émotions, des songes, des reprises de soi ou des abandons à la mélancolie.
Comme un très vieux film qu’on se repasse
La mise en scène de Georges Lavaudant nous situe dans un rêve, où les différentes pièces du puzzle qui constituent la trame de l’œuvre de Tchekhov se recomposent de façon à introduire le spectateur dans le mouvement du bal – mais un bal qui parfois se fige, et prend des accents mécaniques de ces automates retrouvés au fond d’un grenier, ou ceux d’un très vieux film qu’on se repasse. On n’est pas toujours convaincu, mais on est saisi par de très beaux moments musicaux, notamment par la délicatesse des chœurs, tout comme par la couleur des voix, en particulier celle de Varia -Anna Krainikova, mélancolique et radieuse, ou celle, autoritaire mais chargée de doute, de Lopakhine -Igor Golovatenko.
N’est-ce qu’un jeu, qu’une illusion dont se bercent les personnages, pour surmonter leur douleur, pour faire le deuil d’un passé qui ne reviendra plus ? Où est-ce – sous les dehors d’une légèreté à laquelle on se raccroche mais que viennent secouer quelques coups de forces orageux de la fosse d’orchestre, par opposition au petit groupe de musiciens qui jouent en arrière-plan du décor de vieux airs de valse, de polka… – une tentative à peine dissimulée d’une forme de détachement, pour trouver les chemins du présent… Cette ballerine qui circule laisse entrevoir que de la légèreté à la grâce véritable, il n’y a qu’un entrechat. C’est en tout cas ce que semble indiquer Firs -Ksenia Viaznikoya, dans son ultime réplique, lorsqu’il se rappelle au souvenir de Liouba et son frère qui croyaient rester seuls : « Tous les trois, nous abrégerons l’éternité. » La mémoire demeure, finalement, jusque dans le présent, comme l’œuvre de Tchekhov ne cesse de traverser le temps. Telle est bien la leçon de cette « Cerisaie »-là…
Par Jean-François Bouthors
Jusqu’au 13 février à L’Opéra Garnier