Au début du XXème siècle, alors que la France est déchirée par l’Affaire Dreyfus et l’opposition entre laïcards et cléricaux, qui aboutira à la loi de 1905 de séparation de l’Eglise et de l’Etat, un petit village du nord du Limousin rejoue la rivalité entre catholiques et protestants, et un temple est édifié à quelques centaines de mètres de l’église. Sous l’impulsion d’un pasteur philanthrope, Edouard Maury, Villefavard voit se construire une ferme modèle qui rationalise les usages agricoles, dans une région encore marquée par une certaine pauvreté, avec l’emploi innovant d’un matériau ignifuge pour les planchers des granges, le ciment armé. Autour des bâtiments dessinés par l’architecte suisse Frédéric Henri Bosshard, Edouard Maury et son épouse Sophie Monnerat lui commandent également une villa art-nouveau qui deviendra pendant plus d’un demi-siècle un creuset de vie artistique où viendront entre autres Romain Rolland ou Charles Munch. Lorsqu’en 2000, deux descendants d’Edouard Maury, le chef d’orchestre Jérôme Kaltenbach et l’architecte Gilles Ebersolt, reprennent un patrimoine alors délaissé, ils décident de transformer la grange en auditorium, avec un réglage acoustique confié à Albert Yaying Xu, et le reste en espaces de vie pour accueillir des artistes en résidence. Après deux décennies de concerts et d’enregistrements, la Ferme de Villefavard a été labellisée Centre Culturel de Rencontre, et la deuxième édition du festival d’été sous la direction de Sébastien Mahieuxe poursuit cette histoire de fertilité artistique au cœur de la ruralité.
Color, La Tempête par-delà les frontières
Cet essaimage se traduit dans une programmation qui sort également des murs de la Ferme, à l’exemple du concert-spectacle de la Compagnie La Tempête à la Halle aux Grains, au Dorat, le 29 juillet. Sous l’impulsion de Simon-Pierre Bestion, l’ensemble propose un voyage singulier à travers les époques et les styles – à l’image de l’aventure collective portée par la formation depuis 2015. Reprenant des pages vocales du Moyen-Âge et de la Renaissance avec un effectif hybride entre musique ancienne et jazz, où le cornet à bouquin, la duciane, le ney et le duduk voisinent avec les clarinettes, le bugle et la batterie, Color réinvente les pratiques et les formes du passé avec des couleurs et des gestes d’aujourd’hui, tantôt avec la voix de la soprano Amélie Raison, tantôt dans un arrangement purement instrumental. Après la surprise des teintes inédites que prennent les premiers numéros – un chant vieux-romain du IXème siècle, un répons de Gesualdo et une page de Pérotin –, les variations autour de la chanson De tous biens plaine condensent toute l’originalité d’un projet qui fait converger l’improvisation sur basse continue et le bœuf jazz. Von Ghizeghem, Tinctoris, Desprez et Agricola deviennent, le temps d’un set, comme nos contemporains, sans céder à la superficialité du goût du jour – la séquence est si emblématique du concept imaginé par Simon-Pierre Bestion que les musiciens s’y abreuveront pour le second bis. Une deuxième série de variations, autour du motif de l‘In Nomine, à partir de Taverner, Blitherman, Bull et Tye, suivent deux pièces de Pérotin et Preston, et font revivre la richesse des polyphonies élisabéthaines à la façon d’une fantaisie blues et swing. De Léonin à Desprez, en passant par Binchois et Paumann et une chanson anonyme du XVI ème siècle anglais, la dernière partie de cette traversée au carrefour des genres confirme une synthèse qui, faisant sortir les thèmes anciens du musée, élargit les limites de l’authenticité musicale comme des publics.
Un Voyage d’hiver réinventé
Ce même instinct d’ouverture qui dépasse le clivage entre retour aux sources et créativité formelle s’affirme également dans la version du Voyage d’hiver – Winterreise – par la compagnie Miroirs étendus. Mis en lumières par Philippe Gladieux créé au Théâtre de l’Aquarium à Paris en décembre 2021, et donné à Beauvais et Compiègne, le spectacle est repris en format concert pour une gravure discographique live, dans la grange de la Ferme de Villefavard, devenue un auditorium à l’acoustique plébiscitée par les artistes. Au contraire de la traditionnelle présentation du cycle selon l’ordre de Schubert, confié en général à une seule tessiture grave d’homme, les poèmes de Müller sont donnés dans l’architecture dramatique voulue par le poète. Afin de rendre sensible ce qui relève de la première partie mise en musique et ce qui l’a été dans un deuxième temps, les deux livres sont répartis entre deux voix. La soprano Victoire Brunel interprète les lieder initiaux, avec l’augural Gute Nacht. La tension désespérée affleure dans les colorations harmoniques de la soliste, qui distille, sans affectation, l’intériorité des mots et des notes. Dans les douze mélodies plus tardives, le baryton Jean-Christophe Lanièce fait chanter les nuances des sentiments, avec un soin aussi investi que naturel, au diapason de l’accompagnement pianistique de Romain Louveau, d’une belle plasticité expressive, usant habilement du rubato, davantage pour fluidifier la succession des affects que pour les appuyer. La modernité équilibrée d’une telle approche se retrouve dans la traduction d’Antoine Thiollier, projetée sur écran, et qui fait parfois l’impasse sur certains lieux communs moins désuets qu’il n’y paraît – tel « Dieu seul sait ». Dans un éclairage tamisé, le public est ainsi invité au cœur de la dramaturgie du poète romantique et de sa pollinisation au fil de la musique de Schubert. Avec cette expérimentation aussi décantée que sensible, le public partage cette alchimie entre savoir et émotion qui constitue l’engrais naturel de la Ferme de Villefavard, un exemple admirable de dissémination où exigence culturelle et convivialité ne font qu’un.
Par Gilles Charlassier
Festival du Haut Limousin, Ferme de Villefavard, concerts des 29 et 30 juillet 2023. Jusqu’au 5 août 2023.