A l’heure où le destin des théâtres lyriques se trouve à la croisée des chemins, entre enjeux économiques et renouvellement d’une tradition qui ne doit pas se complaire dans la conservation patrimoniale pour rester vivante, les programmations doivent se réinventer. La diversité de la saison de l’Opéra national de Lorraine témoigne de cette dynamique, entre une mise en espace améliorée en ouverture, qui revisite l’histoire de l’opéra de Mozart Idoménée, une relecture au goût du jour et grand public d’un grand classique, Don Pasquale, pour les fêtes, ou encore deux formes hybrides que sont David et Jonathas, coproduit avec Caen, avant le foisonnant Lac d’argent de Weill en avril, réalisé avec Anvers et Gand. La mise en scène de La Création confiée Kevin Bartz appartient à ces projets qui proposent une approche différente du répertoire : grâce aux ressources du numérique, l’oratorio de Haydn met le récit biblique à l’heure contemporaine des fake news où le discours scientifique est remis en cause par des idéologies religieuses et conspirationnistes.
La Création au-delà de l’humanité
Face à un ouvrage qui ne s’articule pas sur une dramaturgie théâtrale conventionnelle, l’artiste allemand – qui avait déjà développé à Nancy, en 2019, un opéra numérique dans l’espace urbain, Êtes-vous amoureux – choisit un dispositif unique sur lequel sont projetées des vidéos LED, réalisées par Johannes Wagner. Sur le plateau, le choeur – parfois perfectible – préparé par Guillaume Fauchère et habillé par Anika Stowasser dans les costumes d’époques de personnages historiques, représente l’assemblée des scientifiques, dont les noms sont rappelés sur un schéma auxallures de généalogie exposés dans le hall de l’Opéra. Autour de cette tribune immobile des gloires de l’Esprit déambulent les trois solistes, au fil de ce condensé de la Genèse jusqu’à la substitution du créateur par la créature, l’Homme, avec l’apparition d’un androïde dans la troisième partie, celle qui célèbre le paradis terrestre – avant le péché originel. Le point de convergence de tout ce mapping illustratif, parfois un peu trop naïf à l’exemple des maquettes d’animaux en 3D, est l’empreinte de la réalité virtuelle avec laquelle la puissance créatrice de l’homme dépasse les bornes de l’humanité. Imitant parfois les expressions d’Adam ou d’Eve, la placidité un peu maladroite du robot renvoie peut-être à une certaine incommunicabilité des êtres – qui signera la chute de l’innocence divine. Mais la teneur trop littérale du spectacle, qui prend sans doute son sens dans l’interactivité du Métavers proposée par une application, évacue tout l’arrière-plan de l’âge des Lumières sensible dans l’écriture musicale, mais peut-être rétive à une traduction scénique viable pour le public d’aujourd’hui.
Des trois jeunes solistes, on retiendra d’abord le babil fruité et frémissant de Julie Roset, charmant les oreilles avec son archétype de légèreté aérienne. Les efforts de Jonas Hacker mettent un peu trop en avant l’émission tendue de sa tessiture de ténor, tandis que la basse Sam Carl, aux premiers accents passablement charbonneux, gagne en clarté au fil de la soirée. Si la fosse ne fait pas le choix des instruments anciens, la direction alerte de Marta Gardolinska restitue l’essentiel des couleurs et des saveurs de la partition, avec un élan au diapason de la ferveur optimiste de l’inspiration de Haydn : la vitalité du classicisme viennois, surtout dans les ultimes années du XVIIIème siècle, n’est plus l’apanage des ensembles spécialisés, et la présente interprétation, avant tout honnête et enthousiaste, le confirme. En somme, une production qui a le mérite de remplir la salle de la place Stanislas, avec un ouvrage qui ne déplace pas d’emblée les foules.
Par Gilles Charlassier
La Création, du 18 au 23 février 2024 à l’Opéra national de Lorraine, Nancy, version sur le Métavers jusqu’à la fin de la saison, sur le site de l’Opéra national de Lorraine