Cela faisait plusieurs fois qu’Agathe avait eu l’occasion d’apercevoir son voisin d’immeuble, les mains posées sur une poussette où elle avait deviné une petite fille, donnant l’impression qu’il poussait un chariot rempli de charbon au fond d’une mine. Sa mine à lui paraissait d’une tristesse insondable, que l’autre petite blonde qui trottait à ses côtés ne semblait pouvoir alléger. Cela lui donnait un beau visage triste et dur, une allure de héros des temps modernes -encore un père dévasté- qu’Agathe avait imaginé veuf. Cela ne pouvait en effet être autrement, cette absence de toute femme entrevue avec lui ou avec ses enfants et cet accablement qu’il mettait dans chacun de ses gestes, un authentique « zombi romantique ». Il était donc seul, tout comme elle dans cet immeuble familial à s’occuper de deux jeunes et beaux enfants. Agathe se mit alors à imaginer le plaisir que cela serait de le rendre à nouveau gai, n’ayant pour cela que quelque marches à monter ou descendre -selon les dispositions de chacun. En attendant, il fallait une meilleure occasion que la seule qui lui eût été jusqu’à présent offerte, c’est-à-dire omettre de lui tenir la lourde porte cochère un jour lointain où elle sortait et lui se battait, désespérément seul avec cette fameuse poussette garnie, accessoire généralement réservé aux femmes. Agathe s’en mordait encore les lèvres; elle était tellement en retard ce jour-là qu’elle s’était mise sur ce mode pilote automatique voire survie qui la rendait particulièrement efficace et totalement imperméable à ce qui l’entourait. Elle avait eu ce soir-là juste le temps de croiser son regard -cette fois noir- et d’entendre un « merci » glaçant et appuyé. Aussi lorsqu’elle eut l’occasion de découvrir, après une petite enquête grâce à la concierge et Google qu’ils avaient une connaissance en commun, elle sauta sur l’occasion de pouvoir entrer en contact avec lui, ayant appris par cet ami commun que ledit veuf était en fait séparé, ayant eu une liaison extra-conjugale que sa femme n’avait pas eu à coeur d’accepter. Agathe se dit alors que cela allégeait la chose et que désormais seule l’occasion manquait. Laquelle se présenta peu de temps après, un samedi après-midi où, de retour chez elle avec ses enfants, elle le vit sur le trottoir d’en face avec les siens. Il allait apparemment d’un pas décidé vers le Parc Monceau, dernier refuge pour les parents en mal d’activité dans le quartier. Leurs regards alors se croisèrent. Il lui sourit poliment, ce qu’Agathe perçut comme une forme d’ encouragement; le moment était venu de forcer la rencontre. Regroupant ses ouailles un peu dispersées, plutôt impatiente à l’idée de rentrer à l’appartement se réchauffer après une journée passée sous un petit vent automnal qui s’était mis à souffler, elle traversa la rue et mit ses enfants au pas de charge pour rattraper homme et poussette un peu plus haut. Tu vas voir, je suis sûre que la petite fille est très gentille et puis ça te fera une copine dans l’immeuble. Obéissants, ses enfants ne bronchaient pas, plutôt indifférents à la soudaine envie de leur mère d’aller dans ce jardin qu’elle n’affectionnait pas particulièrement. Lorsqu’ ils furent enfin arrivés à la hauteur de l’équipage convoité, débuta alors un ping-pong verbal entre les deux adultes où la balle sembla vite tomber de la table à chaque coup tandis que leurs enfants respectifs s’ignoraient en beauté. D’un pas rapide, cet assortiment dissonant que d’aucuns auraient pu prendre en les croisant pour une famille nombreuse atteignit l’aire de jeu payante où Agathe avait la faiblesse d’abandonner ses enfants lorsqu’elle refusait de jouer le rôle de la mère modèle qu’elle n’était pas et n’avait, à la différence de plein d’autres femmes, même pas le désir ni souvent la force de prétendre être. Or, il s’avérait que sous ses airs de Jésus portant sa croix, le voisin lui apprit prendre au contraire beaucoup de plaisir avec ses filles, confirmant la chose en entrant, à la différence de la plupart des parents, et avec, soudain un air léger, dans cet enclos d’une laideur que seuls concurrençaient les cris insupportables des enfants. Le tout en vrai gentleman, payant dans la foulée l’entrée d’Agathe et de ses enfants, sans même qu’elle ait le temps de réagir face à ce qui était un horrible piège. Une fois entrés, ses enfants l’abandonnèrent en effet immédiatement, n’ayant par ailleurs aucune envie d’aller du côté des petits, deux années -autant dire un gouffre- les séparaient de la fille aînée du voisin, lequel était parti avec une pelle à la main s’installer au bord du bac à sable pour jouer avec la plus petite qu’il s’excusa mollement auprès d’Agathe de ne pouvoir laisser seule. Agathe se retrouva alors livrée à elle-même, partagée entre le sentiment d’humiliation et d’hébétude d’être entrée de son plein gré dans la cage aux lions dont elle n’eut plus qu’une seule idée en tête: sortir. Il fait froid, on rentre. Le voisin indifférent fut remercié, les enfants emmenés et Agathe tenta alors de se rasséréner à l’idée qu’au moins le fichier « voisin » était clos, même si la façon avait été des plus rudes. Elle eut ensuite à coeur de se convaincre que de toutes les façons, ils n’étaient ni du même étage ni du même monde, et qu’il n’avait qu’à aller traîner sa tête d’enterrement auprès d’une autre. Laquelle ne tarda pas à faire son apparition, confirmant à Agathe qu’elle était montée au front en première ligne sans savoir ce qui l’attendait comme ces pauvres hommes en bleu horizon, il y avait presque cent ans de ça. La fleur au fusil, devenue quelques mois plus tard de la chair à canon – un vrai massacre. Heureusement pour elle, elle vivait désormais dans un pays où la guerre n’était plus qu’entre les sexes opposés et … les voisins.