Présenter La Chauve-souris de Strauss au public français comporte toujours une forme de gageure, alors même que cette quintessence de l’opérette viennoise adapte Le Réveillon, une pièce de Meilhac et Halévy, le duo aux manettes des opéras-bouffe d’Offenbach. Ni artifice du texte allemand qui, imposant l’intermédiaire des surtitres, mettrait à distance l’immédiateté théâtrale de la comédie, ni retour aux traductions qui parfois trahissent l’époque où les ouvrages lyriques étrangers étaient donnés en français, le choix de la production de Jean Lacornerie – rescapée de la crise sanitaire pendant laquelle elle avait été captée à Rennes, avant d’être donnée à Toulon il y a quelques semaines, un an après y avoir été annulée à cause de cas de covid dans l’équipe artistique – condense les dialogues en un monologue qui se fait le ventriloque des personnages, assuré par une comédienne, Anne Girouard, connue par ailleurs sur le petit écran où elle est apparue dans plusieurs séries, et qui endosse également le vêtement ivrogne de Frosch, le geôlier. Elle y distille des accents de gouaille dans des numéros calibrés à la réactivité du public, à l’exemple de la harangue proposant deux finales alternatifs, qui donnent toute l’élasticité – pas toujours exempte de discrètes longueurs – de l’unité dramaturgique du dispositif.
La légèreté onirique du sourire s’affirme dans la scénographie dessinée par Bruno de Lavenère. Le panneau de cadres de portraits aux dorures et ornementations un peu rétro sert d’abord, pendant l’ouverture, d’une forme de générique introduisant les personnages, avant de fonctionner comme des vignettes domestiques jouant des cache-cache du vaudeville. Le procédé s’étire au fil de l’acte, et le mur finit par se disloquer dans un entrebâillement : la fête chez le Prince Orlofsky se déroule au milieu d’échafaudages et d’un escalier baignés de rousseurs festives et irréelles, tamisées par Kevin Briard, dans l’encadrement d’une frise d’ampoules théâtrales clignotant à l’occasion. Un rideau de satin doré souligne cet espace d’illusions et de plaisirs où chacun des personnages se dissimule derrière une identité de pacotille, au milieu des mouvements chorégraphiques réglés par Raphaël Cottin. Les masques tombent dans l’épure de la prison, ponctuée de numéros de Frosch au devant du plateau, comme autant de commentaires presque aussi zigzagants que l’éthylisme du gardien.
Le meilleur de l’esprit de troupe sous la baguette de Claude Schnitzler
Dans ce spectacle, donné sans entracte, restituant l’alchimie que la partition de Strauss réalise entre comédie sociale et songerie où l’humour se teinte de mélancolie, la distribution vocale affirme la cohérence d’une troupe aussi attentive au mime de la narration parlée qu’à la faconde irrésistible de la musique. Stephan Genz et Eleonore Marguerre se révèlent complémentaires dans l’incarnation du stéréotype bourgeois qu’est le couple von Eisenstein. Si l’entrée de Milos Bulajic force parfois un peu l’émission et semble un peu hésitante, son Alfred laisse ensuite s’épanouir une large palette expressive, jusque dans les mélopées du chanteur dans sa cellule, pastichant, avec un savoureux anachronisme par rapport à l’opérette de Strauss, le Werther de Massenet et le Bacchus dans Ariane à Naxos de Richard Strauss. Claire de Sévigné exprime une Adèle expansive dans les minauderies de la servante et les prétentions artistiques de la soubrette, aux côtés de sa sœur Ida, campée par Veronika Seghers. Thomas Tatzl résume la bonhomie narquoise du Dr Falk, face au robuste Franck, le gouverneur de la prison, qu’impose Horst Lamnek, et à l’androgynie doucement excentrique de Stephanie Houtzeel en Orlofsky. Quant aux bégaiements de Dr Blind, avocat pitoyable, ils sont détaillés avec gourmandise par François Piolino.
Préparé par Gildas Pungier, le Choeur de chambre Mélisme(s), en résidence à l’Opéra de Rennes, participe de l’enthousiasme de cette Chauve-souris emmenée par la baguette experte de l’émérite Claude Schnitzler, qui se voit remettre, au soir de la première, une médaille d’honneur de la Ville de Rennes. A la tête de l’Orchestre national de Bretagne, qui compte désormais parmi les belles phalanges françaises, le chef distille son amour instinctif et communicatif d’une musique aussi enlevée que raffinée. Les saveurs de Strauss défient les âges et les saisons.
Par Gilles Charlassier
La Chauve-souris, du 29 janvier au 6 février 2024 à l’Opéra de Rennes, du 20 au 28 février 2024 à Nantes et du 10 au 12 mars à Angers.