Ce sont les enfants qui ont voulu, Ambre, 6 ans et Malo, 8. Leur père, Paul marche à coté d’eux dans les allées. La tête baissée comme toujours. « Je leur dois bien ça » se dit il. Trois mois de marchandages pour en arriver là : deux appartements, deux parents en alternance, les week-ends pairs et la moitié des vacances avec papa, le reste avec maman. Quinze ans de mariage pour donner raison aux statistiques. Ils auraient pu continuer à faire semblant pour les enfants mais Hélène n’a pas voulu. « J’ai ma vie de femme à réussir » lui a-t’elle dit. Paul n’avait pas eu l’impression de l’empêcher de le faire, mais bon. Ils ont attendu des mois pour le dire aux enfants. Des semaines à faire semblant alors que Paul cherchait un nouvel endroit pour continuer sa vie. Loin d’eux ce qui ne changerait pas grand-chose songeait-il. Ils s’étaient tellement éloignés ces derniers temps.
Ce voyage raté où Paul s’était senti si seul face à sa femme et leurs enfants. Il n’était bon qu’à payer, sans arrêt. Un vrai distributeur. A croire qu’on l’avait emmené uniquement pour ça ; en tout cas, pas pour sa compagnie vu que personne ne semblait faire attention à lui. Pas un qui n’avait vu comme il allait mal, qu’il était au bord des larmes de voir que ce qu’on lui avait vendu comme le bonheur, une famille, de l’argent, était en train de le mener direct à la case dépression.
Des semaines qu’il se réveillait en sueur la nuit plein d’angoisses. Son cerveau tournait alors comme un rubis cube essayant de trouver à quel moment, à quel tournant, ça avait basculé. Le matin, il posait le pied sur le sol, à l’avance épuisé et terrorisé de croiser le regard d’Hélène, plein de reproches. « Tu te rends compte l’effet sur les enfants de te voir dans cet état ? » Alors le matin, il avait pris l’habitude de partir avant qu’ils ne se lèvent et allait prendre son café au coin de sa rue avant de se traîner tard au bureau. Le soir, le scénario se répétait mais cette fois , c’était un whisky qu’il se faisait servir, pour prendre des forces. Et tenter de faire bonne figure face à l’indifférence d’Hélène et de ses enfants. B’soir papa. La communication était réduite à néant, l’ordinateur ou la télévision se chargeant d’occuper l’un et l’autre. Dans le frigidaire l’attendait son assiette qu’il réchauffait dans le micro-onde avant de s’asseoir en face, regardant les photos aimantées qui rappelaient un passé familial un peu plus joyeux.
Paul en avait pourtant rêvé de sa famille, bossant dur pour leur offrir un appartement dans un quartier bourgeois, une maison de campagne, des vacances à l’étranger et les écoles privées ; sans arrêt, il était dans la surenchère. Hélène, qui ne travaillait pas-enfin elle élevait les enfants !-passait son temps à se comparer à leurs relations. Le pire était les vacances ; deux mois à devoir assurer la villégiature de Madame au gré des lieux où elle retrouvaient ses amies. Tu comprends, toute seule avec les enfants, il faut bien que j’ai de la compagnie, tu n’es jamais avec nous. Il lui semblait alors entendre sa mère songeant qu’il avait avec Hélène repris le modèle identique. Ce qui était tout à fait logique avait-il appris en allant consulter un psy : tout ça, c’était la faute de sa DIP- dépression infantile précoce –et qu’en revenant une fois par semaine, la séance était quand même à 100 euros, il trouverait le moyen de se réconcilier avec cet enfant intérieur qui était malheureux en lui. En attendant, il serrait les mâchoires et avait demandé à son généraliste de le mettre sous Prozac. L’effet n’avait pas été immédiat mais peu à peu, il avait commencé à se découvrir spectateur de lui-même avec un réel soulagement. Il était alors tombé dans l’excitation en visitant des dizaines d’appartements avec l’impression de reprendre les choses en main. Et avait fini par trouver un trois pièces meublé en emportant peu de choses, évitant soigneusement de se projeter à long terme. Et de réfléchir le moins possible à ce que serait cette nouvelle vie où il lui faudrait tout reprendre en main, lui qui avait tant délégué. Il payait mais partout c’est Hélène qui avait mis ses coordonnées ; sur chaque contrat, fiche de renseignement, il n’était présent qu’à travers des chiffres- son RIB. Elle avait tout sous son contrôle, y compris les enfants.
Il avait ainsi découvert qu’en les voyant sans elle, en les accueillant chez lui, il avait pu amorcer avec eux une relation quasi inexistante jusque-là. Le dimanche soir où il savait qu’il ne les reverrait pas avant deux semaines le laissait alors hagard, le vide s’installant dans chaque recoin de l’appartement. Il essayait de le gérer en s’organisant une soirée additionnant toutes sortes de petits plaisirs- une bonne bouteille de vin, un livre dont il avait à dessein retardé la lecture ou encore un cinéma pour ne pas être chez lui, hanté par deux petits fantômes qui avaient oublié une trousse, laissé traîner un chausson. Alors quand Ambre et Malo avait demandé un chat, il s’était dit : pourquoi pas ? Que cette présence voulue par ses enfants serait une façon de les avoir toujours un peu avec lui. Il serait le gardien du chat avec la garantie que grâce à lui, ils seraient impatients de revenir tous les quinze jours. Paul craignait en effet qu’ils ne veuillent plus voir ce père qui avait si peu à leur proposer, n’ayant jamais eu à se soucier d’organiser un programme, une sortie. Et qu’il y avait toujours un moment où, après avoir regardé des DVD, fait les courses pour les repas, l’ennui rodait puis envahissait cet appartement si impersonnel en comparaison à celui où leur mère était restée. Il les imaginait là-bas rire et chahuter dans ces longs couloirs où petits ils avaient tant couru malgré la menace sans cesse répété que le dinosaure du dessous –en fait une vieille dame- allait monter pour les manger. Plus rien de cela n’existait, en tous cas, il s’en était définitivement extrait sans savoir trop s’il l’avait vraiment désiré. Car, sa nouvelle vie, c’était quoi ? Une pension alimentaire qui lui bouffait son salaire et une liberté retrouvée qui était en fait de la solitude à l’état brut. Et ce n’est pas les tentatives pour la combler qui avait pu le rassurer. Il était devenu le célibataire des soirées, celui que la maîtresse de maison ne sait jamais où placer.
-Papa, regarde celui là, il est trop mignon.
C’est Malo qui s’était écrié à la vue d’un chaton blanc dans le box réservé aux plus jeunes. C’étaient les plus faciles à placer, de vrais peluches vivantes sorties d’un Walt disney.
-Qu’est ce que tu en penses Ambre ?
Ambre esquisse un sourire et lâche sans conviction un oui, il est mignon. Elle ne veut pas le dire mais elle, le chat, elle y tient pas plus que ça.
Bien sur, elle va pouvoir crâner auprès de ses copines, couper le sifflet à sa copine Héloise qui ne parle plus que du hamster que ses parents lui ont offert. N’empêche, si ses parents croient qu’ils vont s’en tirer comme ça, croire qu’un chat va tout arranger, ils ont vraiment tout faux. Qu’est-ce qui leur a pris de ne plus vouloir vivre ensemble ? Elle aussi, elle se disait parfois que ce serait mieux si son frère, Malo, allait vivre ailleurs mais bon, dans la vie, il fallait faire des efforts ; ce n’est pas ce qu’ils lui disaient depuis qu’elle était toute petite ? Et puis franchement, ils avaient quoi à se reprocher ? Son père ne battait pas sa mère, sa mère ne trompait pas son père, ils avaient un chouette appartement et les vacances à quatre, c’était quand même mieux que seul, avec maman ou papa. On pouvait écouter leurs conversations de grands, imaginer ce qu’ils faisaient quand ils étaient dans le noir de leur chambre, prendre la main de l’un ou l’autre, merde, pourquoi son père était parti ? Pourquoi n’avait-il pas voulu rester avec eux ?
Ambre regardait tous les petits chatons et se disait que, comme eux elle ne grandirait pas avec ses parents. Et qu’en un sens, leur père était en train de les abandonner. En plus, avec sa mère allergique aux poils, un chat, c’était la triste confirmation qu’ils ne se remettraient jamais ensemble. Que peu à peu, elle oublierait ce qu’avait été ses parents en couple, deux personnes qui s’aimaient et que c’est pour ça qu’ils les avaient eu, elle et son frère. Mais peut-être que tout cela, c’était sa faute ? C’est vrai, sa mère disait toujours que leur père ne s’occupaient pas d’eux, qu’elle était la seule à tout faire. Ils n’auraient pas été là, elle aurait eu plein de temps pour s’occuper d’elle. D’elle et de papa, alors, sans doute seraient-ils toujours amoureux, peut être même qu’ils s’embrasseraient encore comme dans les films.
-Tu préfères celui là, Ambre ? demande son père.
-Ah, non, pas question d’en prendre un avec un tache, crie Malo
Voilà, c’est toujours comme ça avec son frère. Il s’énerve et elle, elle ne peut pas en placer une. D’accord c’est lui qui harcèle son père pour avoir un chat mais elle peut quand même donner son avis, non ?
Allez, elle se lance.
-J’aime bien le noir, là en train de dormir.
-Non, mais ça va pas ! t’as jamais entendu que ça porte malheur les chats noirs, hurle son frère en tapant du pied et en prenant son air buté.
Paul regarde tout à tour ses enfants, les chats. Sa respiration se bloque. Merde, je ne vais pas m’en sortir, se dit’il. Non, je ne vais pas y arriver. Hélène, au secours, je fais quoi là ? Comment ça marche deux enfants qui ne sont jamais d’accord, qui boudent à tour de rôle et doivent sentir à quel point je suis largué ? Parce que c’est évident que je n’en peux plus, ça doit se voir comme le nez au milieu de la figure que je suis à bout de forces, prêt à craquer.
-Papa, papa, tu fais quoi ?
Ambre et Malo le regardent. Ca y est, il l’ont démasqué. Ils se sont rendus compte que leur père était un raté, qu’il était incapable, bon à jeter. Paul sent son corps vaciller, ses mains sont moites, il s’appuie contre le mur. Pour un peu, il se mettrait à prier.
– Papa, on veut celui là, le petit gris, lancent en cœur Ambre et Malo.
Le miracle s’est produit. Le sang de Paul se remet à affluer. Son souffle revient. Ouf, il est sauvé. Tout n’est donc pas foutu. Sa vie, sa famille, il peut encore y arriver. Repartir dans la vie, en marchant droit devant lui avec des êtres prêts à le suivre. Et avoir confiance en lui comme ce jour où il avait demandé à Hélène de l’épouser. Elle était si jolie, si vive, tous ses copains de fac la convoitaient. ll n’était pas très beau ni le plus riche mais c’est à lui qu’elle avait dit oui, dans cette petite église où leur mariage dans la plus pure tradition bourgeoise avait été célébré. C’était si loin et pourtant, il se souvenait encore de l’odeur des fleurs du bouquet qu’elle tenait contre elle, bien serré. Comme elle était tendre à l’époque, veillant sur lui comme s’il était son enfant.
-Qu’est ce qu’on a aujourd’hui ? demande Aline.
-Six chiens et deux chats. Vive les vacances, lui répond un jeune homme en refermant la grille sur la voiture.
-Bon pour les chiens, tu vas voir Marc. Moi je m’occupe des chats. Tu peux me dire où tu les as trouvés, pour mes fiches ?
-Le beige, c’est une dame qui l’a trouvé dans sa cave et le chaton gris, une employé de la société des autoroute. Il était recroquevillé derrière une borne de péage.
-OK, merci. Tu les mets dans le premier box dans le couloir pour que le véto les voient. Allez à la prochaine.
Aline déteste cette période; en plus, cette année, il ne fait même pas beau. Tous ces abrutis qui partent sur les routes, des heures dans les embouteillages et n’ont même pas l’air énervé quand on les montre à la télé, ruisselant dans leur voiture bloquée. Oh, bah, c’est les vacances, on va pas stresser. Les mêmes qui se retrouvent à faire la queue pour la moindre glace, crêpes ou attendent au resto une plombe une pizza qui arrive froide. Combien pour s’offrir ça, vont foutre leur chien ou leur chat dans la rue cette année ? Allez, ma cocotte, bosse et arrête de penser.
Aline se lève et va dans le couloir où Eric, le véto ausculte les nouveaux arrivants.
– Bonjour, Eric. Bientôt les vacances ?
– Oui, je pars demain. Je suis crevé. J’aurais préféré juillet parce qu’août, ici, c’est vraiment l’enfer. Aussi épuisant que déprimant. Bon, sinon, rien à signaler pour ces deux là. Le beige , c’est une femelle, elle doit avoir deux ans et le petit gris, un mâle de deux mois environ.
– Ok, je vais faire les fiches. Cagnotte ?
– Pourquoi pas ? Eric réfléchit en regardant la chatte beige.Et se lance.
-Z oé
– On a déjà, lui répond en souriant Aline. Allez un petit effort !
– Il l’ont trouvé où ? Ca pourrait m’aider.
– Dans une cave.
– Mouaih, d’accord. Et l’autre.
– A un péage.
– Page ? c’est pas mal, non ?
– Accepté.
Aline sort une pièce de deux euros et la glisse dans la fente d’une petite boite sur le bureau d’Eric.
– Ça payera les glaces des enfants. Allez, je me sauve, dans dix minutes ça ouvre, alors il faut que je me dépêche pour les entrées.Tu m’aménes la chatte, je prends le petit.
C’est parti. Une fiche bleue, une fiche rose. Elle a gardé sur son bureau Page, le chaton gris qui essaye d’attraper son stylo entre ses minuscules dents pendant qu’elle écrit.
Elle aime bien ce contact quand elle le peut avec les chats qui arrivent. Après tout, elle travaille dans un refuge, pas à la poste, alors autant en profiter. D’ailleurs, il faut le reconnaître, elle adore son métier. Il ne la réconcilie pas toujours avec ses semblables mais elle ne se lasse pas de voir les gens qui viennent réparer ce que d’autres ont défait. Les yeux mouillés de certains quand ils repartent avec leur chat et ceux qui choisissent le plus moche, celui qui n’a aucune chance d’être adopté. Le seul truc qu’elle supporte toujours pas, même après cinq années à travailler ici, c’est quand on les leur ramènent. Ça arrivait. Le chat qui gagne au loto mais qui ne s’adapte pas. Trop tard, trop bousillé. Enfin, toi, joli petit minet, on te trouvera une bonne famille murmura-t’elle à Page en le caressant derrière les oreilles.
– Non, c’est moi qui dort avec lui, hurle Malo.
– Mais, arrête, regarde il s’enfuit. Il a même pas envie, crie Ambre, en tentant d’attraper Page qui s’est réfugié sous le lit.
Paul est dans la cuisine en train de préparer le dîner. Qu’il aura comme d’habitude toutes les peines à leur faire avaler. Il faut dire que la cuisine n’a jamais été son fort. Normal, il y avait Hélène pour ça. Le linge aussi il a du mal. Ça fait deux fois que tout est sorti déteint. Ambre a pleuré parce que sa jolie robe grise est ressortie violette. « Ça t’en fait une neuve » lui a dit son père, sans succès. Jamais, il n’aurait cru que cela serait aussi dur. Hier, il a vu Hélène qui n’est pas très en forme non plus. Il l’a prise dans ses bras et ils se sont demandés s’ils ont bien fait. Elle aussi, découvre que ce qu’elle croyait gagner n ‘est pas vraiment au rendez vous et que peut être tout ça n’est pas très raisonnable. Comme cette idée de prendre un chat a–t’elle rajouté. Oui, j’ai fait une connerie a admis Paul, pensant tout d’un coup à cette litière qui sent si mauvais et tous ces poils qu’il récupère jour après jour sur ses costumes. Alors, il a pris la main d’Hélène et lui a murmuré avec douceur qu’au cas où, le refuge lui avait promis qu’il pourrait le reprendre. Alors Hélène a souri et ils se sont embrassés.