La salle n’est pas encore plongée dans la pénombre que les neufs acteurs de la Needcompany se glissent dans les allées pour rejoindre la scène. Si le procédé, consistant à gommer la césure entre le public et le plateau, est devenu un passage obligé du théâtre d’aujourd’hui, il se révèle cependant d’une belle pertinence dans Le Poète aveugle, spectacle écrit et conçu par Jan Lauwers, créé en 2015 à Bruxelles, et en tournée à la Colline en cette mi-octobre estivale. Au fil de ses portraits, les sept acteurs de la compagnie retracent leur généalogie singulière, non sans céder à l’affabulation, brouillant ainsi encore davantage les frontières entre l’histoire réelle et la fiction théâtrale.
Scansion idolâtre de son nom comme un slogan jusqu’à la saturation, et l’impatience du spectateur, l’entrée de Grace Ellen Barkey dit la solitude désespérée de l’addiction aux feux de la rampe, et d’une femme qui se réclame de tous les métissages au fil de l’histoire de sa famille. On entre ainsi dans une narration toujours sur le fil du délire, qui croise la grande histoire des croisades, vu depuis l’angle inédit des sordides conditions du voyage, jusqu’au cannibalisme. L’humour et le comique sont pas absents, loin de là, avec un hâbleur descendant des Vikings, Hans Petter Melø Dahl, au corps tout fumant grâce à une bonde placé dans son costume, tandis que sa femme, Anna Sophia Bonnema achève son numéro sur une gestuelle chorégraphique aussi envoûtante que la musique minimaliste de Maarten Seghers.
Au carrefour des arts et des cultures
Car l’originalité de la production tient d’abord dans cette écriture qui mêle à égalités les différentes formes artistiques, plus que dans la pluralité des langues parlés au gré des solistes, de l’anglais au tunisien, en passant par le néerlandais, le français ou le norvégien, qui ne verse pas ici dans l’intellectualisme, mais gagne, sans avoir besoin de simplifier le propos, une saveur que le public peut presque toujours immédiatement goûter. Si la misère sociale du wallon Benoît Gob, en costume jaune fluo, finit par devenir aussi indigeste que les assourdissants traits de guitare électrique, Jules Beckmann fait un impayable yankee au parcours pas beaucoup plus linéaire que son camarade, désamorçant par un comique irrésistible la vindicte du misérabilisme. Quant au polyvalent Mohamed Toubraki, il manie autant sa souplesse virtuose que l’aridité des influences des intellectuels arabes à partir de deux poètes médiévaux, le syrien aveugle Abu al’ala al Ma’arri et l’andalouse Wallada bint al Mustakfi.
Eloge parfois volontairement naïf du multiculturalisme, Le Poète aveugle séduit par sa mosaïque de caractères, au-delà des quelques inégalités des portraits.
Par Gilles Charlassier
Le poète aveugle, Théâtre de la Colline, jusqu’au 22 octobre 2017