Quatrième Biennale de musique programmée par Lucia Ronchetti, l’édition 2024 referme sous le titre « Absolute Music » un panorama contemporain ouvert en 2021 avec le chant a capella, avant de se pencher en 2022 sur les formes de théâtre musical expérimentales et en 2023 sur la création digitale. Le Lion d’or attribué cette année à Rebecca Saunders, lauréate en 2019 du Prix Ernst von Siemens, considéré comme l’équivalent du Nobel en musique, salue la carrière d’une exploratrice des processus sonores conçus d’une manière immersive, au carrefour de la recherche intellectuelle et de l’expérience sensorielle sinon physique.
Le concert d’ouverture de la Biennale 2024 à La Fenice en témoigne. Placé sous la direction attentive de Tito Ceccherini, l’Ensemble Modern, récipiendaire cette année du Lion d’argent, déploie, avec les pupitres de l’Orchestre de la Fenice, les ondulations de Wound, pièce de 2022 donnée pour la première fois en Italie sur la scène vénitienne. En une quarantaine de minutes, l’auditeur est plongé dans des ondulations de la matière orchestrale inspirées par la perception sensible des lésions sur les tissus organiques. Les alchimies, savamment calibrées, de couleurs et de textures, fusionnant son brut et polissage musical, ne sont pas construites selon un plan immédiatement reconnaissable et privilégient un certain hypnotisme de la sensation – hors de la stase minimaliste d’un Reich ou d’un Feldman. Le contraste se révèle saisissant avec la suite Puzzles and games from Alice in Wonderland que Unsuk Chin a tirée en 2017 de son premier opéra écrit dix ans plus tôt, page donnée en remplacement du Concerto pour violon n°2, Scherben der Stille – applaudi lors du festival Présences consacré à la compositrice coréenne – suite à l’annulation de Leonidas Kavakos. Défendues avec gourmandise par Siobhan Stagg, les miniatures affirment une virtuosité jubilatoire, au diapason de la fantaisie de Lewis Caroll. La jeune soprano australienne se joue des étourdissantes exigences techniques, rehaussées par un écrin instrumental ciselé qui n’oublie jamais la cohérence formelle d’un kaléidoscope à la fluidité irrésistible.
La deuxième pièce de Rebecca Saunders au programme du premier week-end de la Biennale 2024, Skull, confirme les liens de la compositrice avec l’Ensemble Modern. Troisième volet d’un trityque autour du corps après Skin, en 2016 et Scar en 2019, Skull, créé en 2023 et dont le titre désigne le crâne, s’articule autour d’une dynamique entre l’éclosion du son intrumental et le silence d’où il émerge. Si la tension n’est pas uniforme, le discours reste pour l’essentiel en retrait d’une logique dramaturgique et se concentre sur les effets d’anamorphoses de timbre et d’harmoniques, dans une approche plus proche de la sculpture sonore que du théâtre orchestral. La quarantaine de minutes de ce laboratoire de la sensualité musicale, qui ne renonce pas à une part de conceptualisation, peut être entendu comme une morceau de la fresque exploratrice que forme l’oeuvre entière de Rebecca Saunders. En première partie de cette soirée au Teatro Piccolo de l’Arsenale, trois percussionistes du College Musical Performers interprètent une commande passée à Alice Hoi-Ching Yeung, participante au College Musical Composers de la Biennale, témoin d’un engagement envers la nouvelle génération. Si le vocabulaire de Sonic Ritual ne se distingue pas par une personnalité tout à fait définie, la page révèle cependant une belle maîtrise dans un traitement de la pulsation dépassant le simple paramètre rythmique, et une écriture décantée comme une réponse anticipée à Skull.
Immersions sonores
Le renouvellement de l’expérience musicale et sonore que propose Rebecca Saunders était déjà le cœur de la recherche de Gérard Grisey. Le vendredi 27 au Teatro alle Tese associe les quatre percussionnistes de Ensemble This-Ensemble That et deux autres du College Musica Performers dans une interprétation engagée de l’un des opus majeurs du compositeur français, Le Noir de l’Etoile. La répartition des six pupitres dans une salle où chacun peut, à son gré, s’asseoir en tailleur, rester debout ou déambuler, façonne une perception sonore évolutive, où la spatialisation devient un matériel harmonique et rythmique parmi les autres. La complexe polyphonie des rythmes, qui se déploie dans le temps et l’espace, invite à un voyage poétique dans une cosmogonie de sons, perturbée ponctuellement par le déclenchement d’un détecteur de fumée mal réglé, sans pour autant altérer, après l’évanouissement des derniers échos de la cloche, le souvenir de cette traversée suspendue, scandée de gestes quasi rituels.
Dans une programmation placée sous le signe de la « musique absolue », les rendez-vous consacrés à un soliste constituent un moment incontournable. Et avec Bertrand Chamayou, défenseur aussi passionné du grand répertoire que de la création, le concert à la Salle des Colonnes du Palazzo Giustinian offre un condensé du génie pianistique contemporain. Commande passée à l’un des compositeurs de l’académie de la Biennale, College Musica, Miles Walter, Fantasy for piano solo se présente d’abord comme une pièce d’étude, avec divers souvenirs de grands maîtres – on reconnaît l’empreinte de Messiaen dans les évanescences de Songs, quand Dances se montre plus volubile, avant un dernier morceau, Lullabies, nettement plus prolixe et hétéroclite, signe d’une écriture moins aboutie. Des six miniatures des Shadowlines de George Benjamin, architecturées selon une arche avec la première faisant office de prologue et la dernière d’épilogue, la cinquième, Very freely, développe une exigeante plasticité digitale d’une grande richesse suggestive. Quant aux Six Etudes d’Unsuk Chin, Bertrand Chamayou, qui attend les deux numéros que la Coréenne doit lui dédier, est l’un des meilleurs interprètes de ce cycle majeur de la littérature pianistique d’aujourd’hui, que l’on peut mettre à l’égal de Ligeti, du point de vue des palettes techniques autant qu’expressives – le duo formé par les cinquième et sixième font chanter avec une ivresse irrésistible les textures et les illusions du mouvement.
Pianos et performances
Les deux autres rendez-vous solistes du week-end se rapprochent davantage de la performance. Celle de Golfam Khayam, Saz, met l’intimisme de la guitare dans le Salone Sansoviniano de la Bibliothèque Marciana. La torpeur de l’après-midi et l’éclairage tamisé des lieux font un écrin pour ces variations raffinées et hypnotiques aux confins des héritages traditionnels et des explorations contemporaines, tirant parti des ressources méconnues de l’instrument. Autre création d’une durée d’une heure, Alone de Tyshawn Sorey, plonge le public dans la pénombre du Tese dei Soppalchi de l’Arsenal. Aux frontières du jazz et du piano préparé se succèdent clusters et plages extatiques, sous les lumières de Theresa Baumgartner.
Pour la thématique de sa dernière Biennale, Lucia Ronchetti n’oublie pas de tisser des liens avec les trois précédentes, en particulier celle de l’an dernier, Micro Music. La Salle d’Armes propose une sorte d’acousmonium avec un florilège électroacoustique un peu trop généreux pour l’appréhender en une visite. Quant à la virée à Forte Marghera, on en retiendra Mut Naq Fo Mus (IC) de Zsolt Sores, commande conjointe de la Biennale avec le DAAD Artists-in-Berlin Program, où les couleurs du violon à cinq cordes et de l’électronique se mêlent pour polir une sonorité nouvelle, d’une absolue pureté harmonique – dans un geste semblable à celui de Rebecca Saunders. Animal : for body and sound de Ash Fury crée le son à partir des mouvements d’une grille de métal manipulée par le performeur. Le résultat ne manque pas de vitalité, même si l’intérêt de la pièce, nettement plus évident cependant que le DJ Set qui referme la soirée, dépend de la fraîcheur dans la découverte d’un procédé à la croisée du sonore et du visuel. A la Biennale de Venise, la « musique absolue » n’est pas embaumée dans l’académisme. Sur la lagune, curiosité et explorations ne connaissent pas de frontières.
Par Gilles Charlassier
Biennale de Musique de Venise 2024, concerts du 26 au 29 septembre 2024