2 février 2025
Eugène Onéguine à Nancy, Tchaïkovski dans le jardin des sentiments

Opéra le plus connu de Tchaïkovski, Eugène Onéguine adapte un roman d’une des icônes de la littérature russe, Pouchkine. La discontinuité des « scènes lyriques » – c’est ainsi que le compositeur caractérisait son ouvrage – accentue celle des émotions intimes dans ce drame où les protagonistes semblent passer à côté de leur destin, sous le regard de la société. C’est d’ailleurs cette immixion entre les espaces, le domestique et le public, l’intérieur et l’extérieur, qui caractérise la scénographie d’Amber Vandenhoeck, avec un divan au format banc public et une chambre qui tient du kiosque de jardin, sur fond de verdure où la nature se fait artifice.

Si le décor de gazon n’est pas une idée nouvelle – Stéphane Braunschweig en avait usé dans le même opéra au Théâtre des Champs Elysées –, Julien Chavaz en tire un parti habile sous l’oeil d’un vieux jardinier. Parfois aux frontières du fantastique, quand, après l’évocation par Onéguine de son oncle, il s’évanouit sous le plateau, ce caractère protéiforme, confié au comédien Steven Beard, redessine à la peinture, tel un technicien dédié aux espaces verts, les limites d’un terrain de jeu, celui des sentiments et des convenances, avant de servir de témoin au duel. L’incommunicabilité entre les êtres est révélée avec une littéralité d’une justesse toute en simplicité, à l’exemple de la fin du premier tableau figée sous les poursuites lumineuses d’Eloi Gianini. Et dans la blancheur clinique des désillusions, lors de la soirée chez Gremine, qui avec sa sophistication vestimentaire s’oppose à la rusticité des costumes dessinés par Sanne Oostervink pour l’univers campagnard des Larina, Onéguine finit seul, lorsque se tire le rideau et s’abaisse le néon, avec le même désœuvrement qu’à la fin d’une fête, après le départ des convives.

Nuances mélancoliques

Cette poésie mélancolique, exprimée avec un tel naturel qu’on en oublie qu’elle se passe de la béquille vidéo, trop souvent sollicitée aujourd’hui sur les scènes, est relayée par la direction sensible de Marta Gardolinska. La maîtrise de l’expression ne précipite jamais les tempi et laisse s’épanouir la ligne de chant, sans oublier une certaine nervosité dans les nœuds dramatiques de l’histoire, pour laquelle la cheffe polonaise – qui compte parmi les figures de la nouvelle génération d’un métier qui parvient enfin à se décliner également au féminin – sait trouver le ton équilibré, avec les pupitres de l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine.

Dans le rôle-titre, Jacques Imbrailo se distingue par une voix à la fois claire et nourrie, avec laquelle il met l’accent sur la sincérité d’un Onéguine qui échoue à livrer ses affects sans calcul, contrastant ainsi avec le Lenski passionné de Robert Lewis qui s’expose magistralement dans son grand air d’adieu à la vie, avant le duel, en un élan irrésistible là où certains ténors y préfèrent une intériorité plus retenue – deux interprétations du caractère au demeurant tout à fait complémentaires. En Tatiana, Enkeleda Kamani fait oublier sans peine un léger manque de velours dans le timbre par une intelligence psychologique qui innerve chacune de ses intonations, et dont la scène de la lettre offre un kaléisdoscope d’une saisissante richesse. D’une ampleur presqu’un peu mûre pour Olga, Héloïne Mas incarne un bon vivant généreux que l’on retrouve dans le maintien un peu matrone – mais d’une totale intégrité vocale – de Julie Pasturaud en Larina, aux côtés de la nourrice Filipievna, confiée à une Sophie Pondjiclis non moins en pleine possession de ses moyens – à rebours des chanteuses émérites souvent distribuées dans le rôle. Si le robuste Adrien Mathonat n’a pas encore l’aura des grands Gremine, Joé Bertili s’affirme comme un baryton-basse très prometteur dans les interventions de Zaretski et du capitaine. François Piolino se glisse efficacement dans les couplets pastiches de Monsieur Triquet. Préparé par Guillaume Fauchère, le choeur assume une participation dynamique à une coproduction déjà présentée à Magdebourg et qui confirme la place singulière de l’Opéra de Nancy dans le paysage lyrique français.

Par Gilles Charlassier

Eugène Onéguine, Opéra national de Lorraine, Nancy, du 28 février au 5 mars 2025.

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