Le décompte des voix par la Commission Electorale Centrale n’est pas encore terminé ce dimanche soir, mais l’issue ne fait pas le moindre doute : le brave lieutenant-colonel du KGB, qui détient de jure ou de facto le pouvoir suprême en Russie depuis douze ans, va être de nouveau le chef officiel du pays, pour les douze ans à venir si tout va bien pour lui.
Dès que l’annonce d’un décompte très partiel fut diffusée, avec plus de 60% des voix allant à Vladimir Poutine, la foule en liesse (sincère ou non) a envahi la place Rouge. Là, pas de demande d’autorisation préalable à la mairie de Moscou ni d’inscription sur Facebook pour comptabiliser le nombre de participants à la manifestation (officiellement, si le nombre n’est pas précisé, pas d’autorisation possible), et pourtant, les organisateurs ont pu rameuter les fans de Poutine et même eu le temps d’installer une estrade.
Le voleur, au Kremlin ou en prison?
Le tandem Poutine-Medvedev est apparu ensemble, et Poutine a prononcé « Nous avons gagné ! », une larme coulant sur son joue. Du jamais vu ! Je peux comprendre son émotion. Depuis deux ans, l’opposition informelle (celle que l’on empêche de créer des partis) diffuse des informations bien étayées sur le cercle d’amis et d’anciens collègues de Vladimir Poutine qui brassent des dizaines de milliards de dollars dont il serait l’ultime bénéficiaire. Les rapports de l’ancien gouverneur de Nijni Novgorod, Boris Nemtsov, sur le bilan de Poutine au pouvoir et sur Poutine et la corruption ont fait le tour de la toile, en russe et en anglais. Pour Poutine, être réélu, c’est aussi éviter le pire. L’un des slogans les plus populaires de l’opposition était : « C’est à toi de décider où résidera le voleur, au Kremlin ou en prison ». En russe, c’est rimé, comme une comptine.
Après une brève période d’effroi provoqué par la brusque indignation d’une partie de la société russe – scandalisée par le cynisme du tandem, par la fraude massive aux législatives de décembre, par l’absence de l’Etat de droit, etc. – le pouvoir poutinien a contre-attaqué. En février 2012, le Gazprom, le propriétaire majoritaire de la seule radio d’opposition, « Echo de Moscou », exigea l’élection d’un nouveau conseil d’administrateurs qui pourrait éventuellement licencier le rédacteur en chef de cette station, l’intrépide Alexei Vénédiktov ; le seul journal d’opposition, « Novaïa Gazeta », a de graves difficultés financières, car la banque de son mécène, l’oligarque Alexandre Lebedev, vient de subir un contrôle fiscal très musclé. Idem, pour la seule petite chaîne de télévision indépendante, sur Internet, « Dojd ».
Scénario identique au deuxième mandat Eltsine
Et pendant que les rares médias d’opposition combattaient pour leur survie, la propagande officielle relayée par la majorité écrasante des médias faisait le bourrage du crâne au Russe ordinaire. En plus de « cadeaux » sous forme d’augmentation de salaires aux médecins, aux instituteurs et surtout aux militaires, le message martelé sans relâche était d’une simplicité enfantine : Poutine égal la Patrie, sans Poutine, pas de Russie. Ce qui attend les Russes sans Poutine, c’est le séparatisme des provinces, la grande guerre dans le Caucase, la perte des acquis sociaux, bref, la débâcle et le chaos.
C’est exactement le même scénario que celui joué par les « technologues politiques » du Kremlin en 1996, lors de la campagne présidentielle de Boris Eltsine pour son deuxième mandat. A l’époque, Guennadi Ziouganov, le leader communiste, était très populaire, alors que la popularité d’Eltsine était proche du zéro à quelques mois des élections. Et la campagne fut construite sur la peur : le retour des communistes signifierait un nouveau Goulag. Pendant cette brève période, différentes chaînes de télévision montraient sans relâche les horreurs du Goulag et la famine artificielle en Ukraine orchestrée par Staline. Peu importait que les communistes actuels n’avaient rien à voir avec des crimes staliniens. Peu importe aussi que la Russie sans Poutine ne serait probablement pas allée plus mal que sous Poutine, mais plutôt mieux, si sa législation était réformée, si son parlement pouvait être librement élu, si sa justice devenait indépendante, si la corruption était énergiquement éradiquée, et j’en passe.
Mais l’histoire, on le sait bien, ne connaît pas de conditionnel. C’est le résultat qui compte. En 1996, c’était Eltsine, malade et ivrogne, qui gagna, en précipitant ainsi la dégradation de la Russie et en amenant au pouvoir l’ancien espion soviétique. En 2012, c’est Poutine qui revient officiellement aux commandes, au grand dam de la partie dynamique de la société. Elle aussi a pleuré aujourd’hui, mais ce n’étaient pas les larmes de la joie.