Emmanuel Noblet est venu à Avignon dans l’urgence. La même que celle qui s’impose au fil des pages de Réparer les vivants, roman choral et magnifique écrit par Maylis de Kerangal, urgence présente encore dans sa volonté de l’adapter, à peine le livre sorti, lu et refermé. A presque quarante ans dont quinze passés à jouer, il cherchait depuis longtemps l’occasion de se plier à l’exercice de la « narration en solitaire ». Ce sujet de société traitant de la vie et de la mort, l’écriture incandescente, il a très tôt eu l’intuition que ce livre était un « seul en scène », avec des personnages qui selon l’auteur sont « avant les mots ». Pour cette première dans le Théâtre de la Condition des soies, dans une chaleur à peine supportable, Maylis de Kerangal était d’ailleurs là, assise au milieu, découvrant les passages choisis pour raconter la vie, la mort de Simon, le « il est donneur » prononcé par son père et tous ces personnages qui vont rendre la transmission de la vie possible, le don absolu qui n’en est pas un puisque celui qui reçoit ce coeur ne peut le refuser et celui qui le donne ne pensait pas avoir un jour à le faire-surtout à 19 ans.
Comment avez-vous imaginé pouvoir donner vie à tous ces personnages en étant seul sur scène?
Ça a été très difficile d’autant que dès le début je me suis dit qu’il fallait garder des scènes de vies, des « fausses pistes » comme la rencontre entre Simon et Juliette, cette infirmière pleine de désir pour son amant ou encore la scène de surf inaugurale avec Simon. Dans ce difficile équilibre entre la vie et la mort, je suis parti à la recherche de « petites bulles » pour apporter de la légèreté comme ce médecin italien qui va prélever le coeur.
Avignon, c’est plonger dans la multitude de pièces, un vaste océan où l’on peut facilement se perdre…
Je me suis dit qu’il fallait que je joue le spectacle très vite étant donné que je travaille depuis un an sur le projet; je me suis battu pour exister sachant qu’il y a un film qui va sortir l’an prochain, réalisé par Katel Quillévéré, la réalisatrice de Suzanne avec Emmanuelle Seigner qui jouera la mère de Simon et Tahar Rahim dans le rôle de Thomas, le coordinateur pour la greffe. Avignon c’est aussi l’occasion de rencontrer des programmateurs et puis je suis porté par l’élan incroyable qu’il y a eu autour de ce texte.
Comment cela s’est il passé avec Maylis de Kerangal, l’auteur?
Ça a été formidable avec elle. J’ai commencé l’adaptation dès la sortie du livre puis elle a fait une lecture à la Maison de la poésie, une heure qui en est devenue deux dans un silence total. Je l’ai attendue à la fin puis je lui ai remis une note d’intention. Je lui ai ensuite envoyé mon adaptation qui lui a plu. Nous sommes ensuite restés en contact jusqu’à hier où elle s’est mise avec son mari dans la salle à la place où visuellement, pendant les répétitions, je place Sean et Marianne, les parents de Simon. C’était très fort.
Le texte a-t’il été long à apprendre?
J’ai eu une phase où j’essayais d’apprendre une demi page par jour par coeur mais le plus dur a été de désapprendre car je coupais au fur et à mesure. Il y a des phrases qui me viennent encore automatiquement et que je dois ravaler afin de ne pas les dire alors qu’elles s’imposent à moi.
De quel personnage vous sentez-vous le plus proche?
Thomas, avec lui, je ne compose rien. Il a 29 ans, il s’intéresse aux gens; le rapport qu’il a avec les parents de Simon, ses échanges sont tellement plein d’humanité.
Vous avez recours à des voix off, notamment l’ouverture du livre, ce passage magnifique « Ce qu’est le coeur de Simon »
C’est d’ailleurs Maylis qui a prêté sa voix à ses propres mots; commencer un spectacle avec cela, c’était pour moi pouvoir dire que l’on était en présence de littérature, pour qu’ensuite, le théâtre s’impose, avec mon énergie d’ homme pour donner vie aux mots écrits par une femme.
Qui est l’homme auquel vous dédiez la pièce?
En mars dernier, l’éclairagiste vidéaste qui devait m’aider à la réalisation a fait un AVC et a été déclaré en mort encéphalique. Il y a eu à ce moment là une panne de courant dans tout le quartier de la Maison de la poésie où nous devions jouer le soir même. Il était mort, lui qui devait faire la lumière et nous, nous étions dans le noir…
On a appris par la suite qu’il a donné tous ses organes, que neuf personnes vivent grâce à lui tandis que la lumière était revenue juste avant que nous jouions…Il y a ainsi eu plein de signes autour de ce spectacle, de magnifiques hasards comme ce chef de clinique à Rouen qui nous a donné des images scannées de l’intérieur du corps que nous projetons pendant la pièce.
Vous citez à la fin cette phrase de Platonov qui a donné le titre du livre: « il faut enterrer les morts et réparer les vivants »…
J’ai été très heureux car Maylis a accepté que je déplace cette phrase qui est dite dans son livre au moment de la greffe. Or là, c’était vraiment dans l’esprit d’Avignon, pour tous ces gens qui vont découvrir la pièce. Jouer à midi donne en plus un rythme étrange, surtout dans cette salle ronde en pierre qui apporte une dimension sacrée. Puis nous irons jouer à Rouen dans une petite salle et d’autres villes dont vraisemblablement Paris…
Naissance d’une pièce, naissance de son fils, Emmanuel Noblet a fait de cette année celle de la maturité, un épanouissement sur scène qui donne lieu à un moment rare à l’image du livre et ne manque pas de hanter le spectateur une fois rendu à la moiteur de la ville, encore baigné de ces morts qui réparent les vivants…
Par Laetitia Monsacré
Réparer les vivants, à la Condition des soies jusqu’au 26 juillet 2015, Avignon, tous les jours à 12 heures