9 septembre 2013
Ulrike, ma poupée, prenait l’avion. C’est du moins ce que prétendait ma mère, car je retrouvais toujours ses sourires de porcelaine dès notre arrivée à Duisbourg : en fait, une même Ulrike existait des deux côtés de la ligne bleue des Vosges… Quant à nous, entassés dans la 404 familiale comme si nous partions vers Alger, couchés à l’arrière sur des valises dans lesquelles mon père faisait passer en douce les dernières nouveauté de la « hi fi » allemande au nez et à la barbe de la douane pourtant tatillonne, nous regardions défiler la campagne française dans un délicieux voyage vers l’un de ces pays où on n’arrive jamais, qui se répétait d’été en été.
Après avoir quitté la douceur lauragaise, nous faisions une première étape chez des cousins germains, dans un petit pays du Berry, à Sancoins. Bien avant ma découverte de la Fête étrange et des Sablonnières, je percevais les mystères de ces forêts profondes, et ce n’est pas Pierre qui me contredisait ; mon taciturne cousin, que nous emmenions afin qu’il progresse dans sa connaissance de la langue de Goethe, jouait les Meaulnes désabusés et dormait jusqu’à notre passage en terre flamande.
Ce sont les maisons qui nous mettaient la puce à l’oreille. De la brique flamboyante d’Albi la Rouge, nous passions au rouge sombre des façades souvent noircies par les scories ; les murs d’enceintes grandiloquents de la fierté française faisaient place à de petits croisillons de bois, tandis que les jardins s’ornaient de toutes les couleurs que le soleil semblait refuser à ces terres qui, à nos yeux de « sudistes », paraissaient presque boréales.
Les autoroutes aussi nous faisaient rire, lorsqu’elles semblaient s’éclairer comme par la magie d’un allumeur de réverbères. Oui, à n’en pas douter, nous approchions de ces Nords où le rapport à la lumière se joue sur de nouveaux tableaux. Le ciel de nos étés continentaux n’arrivait jamais à la cheville des illuminations méridionales, mais qu’importe, nous en aimions les caprices, les nuages soudains qui nous permettaient de jouer dans le grand sous-sol de nos grands-parents ou de nous réfugier dans la caravane installée dans le jardin.
J’aimais passionnément mon grand-père allemand. Il a été l’homme de ma vie, de par sa droiture et sa bonté, un Juste, un exemple. Enfant, je ne savais décrypter la lointaine tristesse de son regard ; ce n’est que plus tard, lorsqu’il m’aura fait lire « Le journal d’Anne Frank » et « Exodus », que je comprendrai la grandeur de cet esprit aiguisé par les brûlures de l’histoire. Du petit Klaus, le jeune frère de maman, mort aux dernières heures de la guerre, aux charniers d’Ukraine où la Wehrmacht l’avait envoyé, mon grand-père, que je surnommais « Papu », avait porté bien des deuils, avant de se lancer à corps perdu dans la reconstruction des impossibles. C’est bien à lui que je dois ma judéophilie galopante et mes propres devoirs de mémoire, c’est bien lui qui m’a fait comprendre que ma deuxième patrie, celle des contes de Grimm et de la Lorelei, était aussi celle de l’Indicible et de la barbarie…
Pourtant, mes deux grands-pères s’entendaient comme larrons en foire, tout comme mes grands-mères, qui communiquaient en jargonnant grâce aux efforts linguistiques de Papu et Mutti, que Marie-Louise, ma Mamie, nommait « Madame Neuoffeu » avec un épouvantable accent du midi. Il fallait les voir s’étrangler de rire autour des gigots géants et des parties de belote, il fallait voir mes grands-pères, la canne à la main, partir ensemble aux champignons -Mutti, téméraire et têtue, a bien failli rendre l’âme plusieurs fois, tant elle prétendait qu’en « Allemagne, zi zi, che fou hazure, on manche ce espèce là !!! », tandis que nous galopions d’une maison à l’autre au hameau de la Provinquière, dans le parc régional du Sidobre. Car lorsque leur courageuse fille avait épousé un Français, mes grands-parents avaient décidé de s’installer une partie de l’année dans le Midi, acquérant ainsi une maison à restaurer dans le hameau habité par Papi et Mamie.
J’adorais ma double vie. Il fallait certes développer une sacrée gymnastique intellectuelle, non pas tant au niveau langagier, puisque nous étions bilingues -enfin, les deux aînées, ma sœur et moi ; mes frères, élevés lorsque notre maman, parfaitement intégrée, ne parlait plus que français avec nous, sont aujourd’hui à peine capables d’échanger des bières et des cigarettes avec nos cousins d’outre-Rhin…- que dans la gestuelle quotidienne. Car si l’Allemand n’était plus, loin s’en faut, l’ennemi héréditaire, ma grand-mère française demeurait persuadée de leur barbarie alimentaire, tandis que Mutti, effarée de la rusticité méridionale, tentait de m’en préserver.
Mamie, par exemple, ne comprenait pas que je puisse être nourrie de « pain noir ». Le fameux pain Pumpernickel, à notre époque de mondialisation plébiscité par les bobos, rappelait à ma grand-mère des siècles de disette… De même n’approuvait-elle pas le repas du soir que l’on me servait dans l’autre maison, composé presqu’uniquement de tartines -il est vrai que le terme allemand est Abendbrot, le « pain du soir »…-. Quant à Mutti, elle était scandalisée par les escargots servis par sa rivale et par le manque d’hygiène apparent de la petite « souillarde » où se préparaient pourtant de pantagruéliques festins franchouillards, et m’obligeait à me relaver les mains avant d’entamer une délicieuse part de roborative « Forêt Noire ». Pierre, qui adorait prendre le Capitole à Limoges et que nous allions chercher à Toulouse, était aussi de la partie : après le goûter, il apprenait à mes cousins allemands l’usage de sa fronde et nous racontait ensuite à la veillée de vieux contes du Berry en piochant dans la boîte de Werther au caramel, bien plus à l’aise en terre de France qu’au pays de Lili Marleen…
Le clou de l’incompréhension gastronomique avait d’ailleurs été enfoncé très tôt, le jour même des noces, lorsque ma grand-mère allemande avait demandé d’une voix de stentor pourquoi on ne servait pas de « Kartoffeln » avant d’exiger, très sérieusement, un sac en papier pour emballer les restes… Oui, même si le niveau de vie de mes grands-parents allemands était sensiblement plus élevé que celui d’Albert et Marie-Louise, modestes paysans, c’est bien outre-Rhin que la population gardait des stigmates des privations de la guerre… Et mon grand-père français aimait à affirmer triomphalement que sa famille avait continué à saucissonner durant l’occupation, tandis que ma mère, elle, nous abreuvait de récits terrifiants sur son enfance : je la voyais très bien, la petite fille aux nattes blondes, ses grands yeux bleus épouvantés en entendant le bruit des avions alliés passant en rase-mottes tandis qu’elle tremblait dans les fossés, affamée, nourrie de pelures de pommes de terre. Dans mon imaginaire à moi, « Jeux interdits »se passait en Allemagne, car maman ressemblait traits pour traits à l’héroïne…
Oui, un beau patchwork, à la limite de la schizophrénie, que je démêle encore aujourd’hui, lorsque je me sens si terriblement Française dès que je mets un pied en terre allemande, pied que je me refuse obstinément chausser de Birkenstocks malgré la mode lancée par Madonna, car je n’ai aucune, mais alors aucune envie de ressembler à ces Allemandes encore ancrées dans leurs certitudes alternatives de l’époque de la Bande à Baader ; là bas, nous sommes tous des juifs allemands, il est de bon ton d’être du parti de Dany le rouge passé au vert, et c’est bien ce penchant exagéré pour la nature qui empêche nombre de Gretchen d’accéder à la vraie « élégance française ». Je préfère en faire trop et continuer à me maquiller, malgré les parabènes et autres poisons, que de me muer en Passionaria des jambes non épilées… Je plaisante un peu, bien entendu… Comment oublier l’Ange Bleu, et la délicieuse Sissi, ou les mannequins à la blondeur des dieux ?
Française jusqu’aux bout des ongles, je le suis aussi lorsque je traverse la route. Nul ne m’interdira de traverser lorsque le petit bonhomme est rouge, même pas la vieille dame indigne qui brandit sa canne en m’invectivant comme un général dans un film avec Louis de Funès…Mais inversement, en France, je me sens bouillir devant les grèves à répétition et la joyeuse désorganisation syndicale, et je suis heureuse de voir que mes enfants ont hérité à la fois de mon sens organique de l’ordre et de mon devoir d’insolence…
Car en fait, je me perçois, de l’intérieur, comme un lecteur de DVD programmable. On peut choisir la langue, c’est bien. Parfois, j’en joue ; parfois, j’en souffre.
Pierre aussi, qui a quitté les ruelles de Bourges pour arpenter la quadrature du cercle des instances européennes. A Bruxelles, mon taciturne Augustin Meaulnes devient tour à tour l’ami Fritz et Gavroche et passe son temps à ménager la chèvre et le chou. Notre enfance lui est une ancre solide, il a vécu les particularismes de notre « Europe des régions » en direct, et cela l’aide à mettre le cap sur l’utopie de l’Union, hissant la Grand Voile des compromissions. Nous nous retrouvons parfois autour d’un Sancerre ou d’un vin du Rhin, et rêvons à nos étés d’antan.
Il m’a rappelé l’autre jour que mes grands-mères se disputaient aussi mon âme. Car le bilinguisme n’était pas qu’affectif et linguistique : je suis tombée dans la potion magique de l’œcuménisme dès le berceau, Mutti me lisant sa Bible des familles et me racontant les frondes des protestants, Mamie me faisant réciter le Notre-Père à genoux et me lisant le Missel des dimanches… De fait, nous frôlions la Saint-Barthélemy chaque soir, puisque même la gestuelle de la prière différait-mains jointes pour les catholiques, croisées pour les protestants-, et aujourd’hui encore je ne sais si je préfère les ors et encens du baroque ou l’épure des cantiques luthériens…
Jusqu’à mes lettres de motivation, qui commencent invariablement par ma phrase fétiche :
« Métisse rhénanotarnaise, j’ai toujours navigué entre Rhin et Garonne, entre lumières méditerranéennes et sombres forêts de sapins, entre Heine et Hugo, Marin Marais et Bach… »
Car je revendique ce métissage blanc, je me sens en questionnement de « négritude intra-européenne » à la Léopold Sédar Senghor, et mon entre deux mers est bien celle d’une « beurette ». Qu’ils sont longs, les chemins de halage entre Sète et Lübeck, qu’il est vaste, le paysage de mon imaginaire, nourri à la fois à l’école de la République et aux contes de Grimm, et comme elle est belle, cette Lorelei qui peigne ses cheveux sur son rocher au milieu du Rhin, aussi belle et fière que ma Marianne, fille de France… J’entends ces cigales qui chantent à tue-tête, et j’aime aussi les bruyères de la Lande de Lunebourg ; les villages de carte postale de ma Forêt Noire m’enchantent, mais je ne saurais vivre sans mes autans toulousains.
Et les lumières, toutes ces lumières… « Mehr Licht ! », « Davantage de lumière !», aurait dit Goethe en s’éteignant… Lumignons de la Saint-Martin et petites bougies sur les tombes allemandes au Jour des Morts, éclaboussures du soleil varois sur nos sables émouvants, illuminations des marchés de Noël et bougies de l’Avent, nuits de la Saint-Jean où la France boréale vit comme en été arctique… J’ai besoin de toutes ces lumières fondatrices, j’aime autant les garrigues que les neiges : je suis une enfant de la lune et du soleil.
Ce sont ces éclaircies que je veux retenir de mon métissage. Je veux enfin me défaire du « lait noir » de la mémoire de Celan. Car je veux oublier que l’on m’a, des années durant, surnommée « Hitler »… Je veux oublier les impitoyables moqueries de mes camarades de classe français devant l’accoutrement presque provocateur, il est vrai, dont m’affublait ma mère, lorsqu’elle me faisait porter des petites robes traditionnelles allemandes… Je veux oublier ma propre honte et culpabilité de faire partie de ce « peuple des bourreaux », mon refus de parler en allemand avec maman, depuis des dizaines d’années, alors que… j’enseigne la langue de Goethe… Je veux oublier les outrages médiatiques répétés et l’incessante rediffusion de ces films où l’Allemagne est irrémédiablement associée au nazisme, où la langue de Luther et Kafka est bafouée, humiliée, écorchée jusqu’à l’extrême. Je veux oublier la descente aux enfers des enseignants d’allemand devant la désaffection de leur public, et cette absurdité qui fait passer l’allemand pour une langue presque « morte », alors qu’elle demeure la deuxième langue du marché de l’emploi après l’anglais. Je veux oublier les railleries encore trop souvent entendues dans ma mère-patrie à propos de ma patrie « maternelle », et ne retenir que le meilleur du pays des penseurs et des philosophes. Ils m’accompagnent sur mes chemins de traverse, tout comme mes compositeurs et mes peintres, mes passeurs du Beau.
Du Cantor de Lepizig aux infinis d’Amadeus, des anges rilkéens aux fulgurances de Celan, en passant par les distorsions expressionnistes et par les grandeurs philosophiques, la culture allemande me fonde et me construit. J’ai réfléchi avec Hegel, grandi avec Nietzsche. J’ai voyagé aux confins du sublime avec Bach, engrangé l’univers avec Mozart. J’ai écouté la solitude de Hölderlin dans sa tour, pleuré avec Rose Ausländer au ghetto de Czernowitch, et les anges de Rainer Maria m’ont illuminée d’immense. J’ai dansé avec les morts de Jérôme Bosch et joint les mains avec Dürer.
Et les paysages, eux aussi, me parlent, si méconnus des Français, alors que l’Allemand, francophile de cœur, se sent chez nous comme « Dieu en France »… Il faut avoir traversé ces petits villages aux maisons capitonnées de beauté fleurie pour percevoir la délicatesse de cette âme si souvent accusée de barbarie, il faut avoir navigué sur le Rhin pour devenir Lorelei, et arpenté les Alpes bavaroises pour comprendre les folies d’un Louis II… Et que dire des villes, petits bijoux baroques ou métropoles du futur, cosmopolites et ouvertes, et de ces merveilleuses cathédrales reconstruites pierre par pierre par les Trümmerfrauen, les « femmes aux ruines », symboles de la liberté et du courage retrouvés, comme veillées par l’Ange du Mémorial de Barlach ? Il m’est écho à « mon » autre ange personnel, mon « Ange au sourire » de la cathédrale de Reims, ma ville natale…
D’un ange à l’autre, d’une rive à l’autre. Le Rhin est mon Rubicon, ma ligne de partage des songes, et lorsque, fille de Garonne et de l’Autan, je bois un petit café sous les frondaisons des tilleuls de la place Saint-Sernin dans ma ville rose, je n’ai qu’à fermer les yeux pour marcher le long de Unter den Linden (Sous les tilleuls), la célèbre avenue berlinoise. Les méandres de ma mémoire morcelée serpentent au gré des saveurs mêlées de Marzipan, cette délicieuse pâte d’amande de Noël, et des bonbons à la violette.
Aujourd’hui, mes chiasmes deviennent intergénérationnels, puisque mon aînée, bilingue elle aussi, étudie outre-Rhin, tandis que mon garçon s’envole souvent pour retrouver son papa en Forêt- Noire. Il s’est réveillé ce matin après avoir fait… son premier rêve en allemand, où il voyait sa grand-mère lui dire qu’elle avait gagné une partie de foot, et cela m’a remis en mémoire le jour où, émerveillée, j’avais découvert que je savais lire… en allemand !
Blottie au fond de la cabane à outils du grand jardin de Duisbourg, bercée par le clapotis du « Brunnen », de la petite fontaine gardée par le nain de jardin, où reposait un gras crapaud attendant de redevenir un prince, je découvris que les mots du conte dont je feuilletais les illustrations prenaient sens en allemand, et que les mots doux gazouillés par maman, que les récits tendrement racontés par Papu avaient dépassé le stade de l’oralité : soudain, je pouvais lire cette langue que je ne savais pas encore être celle des Schiller et Thomas Mann. Je ne serais plus seulement capable de communiquer avec mes proches ou de regarder Zorro à la télévision allemande, mais aussi de partager tout un quotidien visuel, puisque les enseignes des magasins prendraient sens, tout comme les innombrables ouvrages que je pressentais mon héritage, tous ces livres que mon cher Papu collectionnait dans sa belle bibliothèque en bois de hêtre sculpté…
Ce jour là, je devins une enfant de l’Europe. J’ai couru vers mon cousin français, mon Meaulnes expatrié, et lui ai lu fièrement une page du conte de Dornröschen : la Belle au bois dormant s’était réveillée, des siècles d’obscurantisme et de manque de communication, de haines fratricides et de souffrances enfin anéantis par le bonheur simple de la culture partagée et d’une langue déliée. Cet instant a été mon ode à la joie.