12 septembre 2024
Doublé lyrique engagé à l’Opéra de Bordeaux

Depuis son arrivée à l’Opéra de Bordeaux, Emmanuel Hondré défend un projet citoyen qui se traduit par une sobriété dans la logique de production, en réutilisant les éléments de décors des ateliers de la maison, vertu autant économique qu’écologique, qui permet également de présenteer presque simultanément deux productions lyriques, une version condensée du Chapeau de paille de Florence de Rota, avec les artistes du choeur placés sous la houlette de leur directeur depuis dix ans, Salvatore Caputo et une création mondiale, Les Sentinelles de Clara Olivares.

Le premier spectacle, donné sur le plateau de l’Auditorium, dans une mise en scène de Julien Duval, offre un moment de divertissement populaire, dans l’esprit d’un compositeur en marge des avant-gardes et célèbre pour ses musiques de films, avec entre autres l’incontournables Parrain de Coppola, sans oublier quelques-uns des plus grand Fellini, tels La Strada ou La dolce vita. D’une faconde irrésistible, la farce lyrique Le Chapeau de paille de Florence, inspirée par un vaudeville de Labiche, suit les péripéties invraisemblables d’un jeune marié à la quête d’un chapeau de paille pour remplacer celui que son cheval a mangé. Dans un décor de bandes rouges et balnches aux allures aussi circassiennes que les costumes, les imbroglios s’enchaînent au rythme de la volubilité théâtrale, accentuée par la réduction pour piano – avec de très habiles effets expressifs de la main de Rota lui-même – et le resserrement de l’oeuvre à soixante-dix minutes, quelques airs plus opératiques ayant été coupés. Entre boulevard et gags à la Buster Keaton, ce Chapeau de paille n’a pas le temps de prendre une ride.

Le lendemain, le deuxième opéra de Clara Olivares – conçu, comme le premier, Mary, pour ensemble, marionnettes et électronique en temps réel, avec une certaine économie de moyens, même s’il requiert un effectif orchestral d’une trentaines de pupitres – met en scène, sur un livret de Chloé Lechat, le mal-être d’une fille surdouée sur fond de l’éternelle inconstance des amours et de la difficulté à se dire la vérité, dans le couple comme dans la famille. E est témoin de la nouvelle idylle de sa mère, A, avec un couple de femmes, B et C, dont la relation commence à montrer des signes de fatigue. En désignant les personnages par de simples lettres, le texte prétend ne pas contraindre l’imagination du spectateur, sans penser que les catégories socio-professionnelles des trois femmes – libraire, architecte et comédienne – correspond à celles, majoritaires, du public lyrique dans une métropole comme Bordeaux.

Un création intimiste

Jalonnée d’interludes, la partition se souvient de Pelléas et Mélisande, sans la transsubstantiation du trivial chez Maeterlink et Debussy. Le naturel et la fluidité de l’écriture vocale de Clara Olivares s’inscrit dans la rupture de l’opéra d’aujourd’hui avec les avant-gardes inchantables, mais reste un artifice comme un autre pour traduire un réel quintessencié aux limites de l’abstraction. Le dosage expressif d’une dramaturgie cohérente et habilement construite comme un flash-back d’un tragique accident révélé dans les dernières secondes, le suicide de E, retient un peu trop le potentiel expressionniste à la Wozzeck du tomber de rideau.

Sous les lumières de Philippe Berthomé qui contribuent à l’intimisme psychologique de la narration, la blancheur presque clinique du décor dessiné par Céleste Langrée n’oublie pas de moduler les espaces domestiques des unes et des autres avec quelques éléments mobiliers. Les choix vestimentaires de Sylvie Martin-Hyszka participent de la caractérisation des protagonistes, entre la fébrilité angoissée de A, l’allure plus posée de B et l’impulsivité passablement immature de C, plus sûrement peut-être que la typologie vocale, en dépit des intentions manifestes de la compositrice. Les vidéos réalisées par Anatole Levilain-Clément illustrent les confessions de E à sa psychothérapeute, une voix enregistrée au timbre grave et rassurant, dans une esthétique de cartoon avec des yeux tournoyant comme un vortex – symbole appuyé du tourbillon de questions qui assaille l’adolescente trop intelligente pour son âge.

L’incarnation du trio de solistes compense également heureusement le relatif schématisme des personnages, et leur donne une présence sensible. Anne-Catherine Gillet, A, se distingue par une intonation pastel jamais mièvre et toujours sur le fil, avec une émission souple que dramatise une authentique tension expressive qui contraste avec l’éclat nerveux de Camille Schnorr, alias C. Sylvie Brunet-Grupposo fait entendre, dans le mezzo plus serein de B, une homogénéisation bénéfique d’un timbre riche d’harmoniques. Confiées à une comédienne, Noémie Develay-Ressiguier, les interventions de E évitent le cliché de la voix d’enfant, qui, dans le cas d’une fille surdouée, serait une caricature d’autant moins pertinente. Elles constituent une judicieuse respiration dans un monochromatisme lancinant rappelant le Glass des Enfants terribles, et que Lucie Leguay met en valeur à la tête de l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine. Courageusement soutenue par Bordeaux, Limoges et l’Opéra Comique, la création des Sentinelles laisse le souvenir d’un essai en quête d’aboutissement.

Par Gilles Charlassier

Le Chapeau de paille de Florence et Les Sentinelles, Opéra de Bordeaux, novembre 2024

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