L’émotion suscitée par les attentats de vendredi dernier n’a pas besoin de passeport pour franchir les frontières. Ainsi, c’est par une minute de silence en hommage aux victimes parmi lesquelles on compte deux liégeois que Stefano Mazzonis di Pralafera, le directeur de l’Opéra royal de Wallonie, à Liège, a introduit la première d’une nouvelle production de Lucia di Lamermoor mise en scène par ses propres soins.
Rythmée par des troncs déplacés depuis les cintres et les rotations d’une tour à l’architecture néo-gothique dissimulant la chambre de l’héroïne, la scénographie efficace dessinée par Jean-Guy Lecat ne cherche pas à s’affranchir de l’Ecosse du dix-septième siècle fantasmée par Walter Scott dans son roman. Les costumes de Fernand Ruiz l’affirment sans ambiguïté, avec forces kilts de laine, quand les lumières de Franco Marri traduisent les cieux nébuleux et tourmentés du drame : tout un romantisme de carte postale meublé par deux bergers allemands en guise de chien de chasse, Patapouf et Ekja, se trouve ici résumé dans un spectacle qui s’attache d’abord à raconter une histoire et servir d’écrin à une musique dont il ne cherche pas à distraire.
Annick Massis suprême Lucia
Les solistes gagnent ainsi une latitude à incarner leurs personnages, desquels ils laissent épanouir la vocalité, et en premier lieu la Lucia éminemment musicienne d’Annick Massis. Si certaines minauderies semblent courir après une verdeur ça et là vaguement puérile au début de la soirée, l’on ne résistera pas à une intensité qui ne se limite pas aux aigus stratosphériques et semble hermétique au cours des années. L’éclat se colore d’une chaleur expressive, d’une souplesse dans les tempi et les modulations à mille lieux du bel canto mécanique prôné par certains : l’incontournable air de la folie en porte l’empreinte, soutenue par l’harmonica de verre prévu initialement par Donizetti mais auquel certains théâtres substituent parfois, pour des contraintes économiques, comme lors de la création à Naples. En revenant aux intentions du compositeur, la scène retrouve toute sa fascinante étrangeté fantasmatique, dont la soprano française se fait la prêtresse hallucinée.
Vitalité vocale et orchestrale
En Edgardo, Celso Abelo, à la veille de son quarantième anniversaire en ce soir de première, se confirme comme l’un des meilleurs ténors de sa génération. Sans céder sur la rondeur et l’élégance de la ligne, il imprime à son incarnation une vigueur qui n’oublie pas les accès d’impétuosité, tout en ménageant une délicate agilité dans le mezza voce à l’heure de la mort. En contraste à la luminosité du soliste canarien, Ivan Thirion souligne la robustesse un peu brute d’Enrico, le frère de Lucia : la haine n’a nul besoin de joliesse et le baryton ne cherche pas à le démentir. Roberto Tagliavini dessine en Raimondo un chapelain aux accents paternels assurément de circonstance. Mentionnons encore la franchise de Pietro Picone en Arturo, sans trop pâtir de la pâleur de son rôle. La nasale Alisa d’Alexise Yerna ne commet aucun impair et Denzil Delaere ne néglige pas l’éclat des apparitions de Normanno, le grand veneur d’Enrico.
Sans oublier la figuration de Caleb, le serviteur d’Edgardo présent dans le roman, qui offre ici une opportunité scénique à un artiste handicapé, on saluera l’engagement des choeurs, préparés par Pierre Iodice, et bien entendu la direction de Jesús López-Cobos, dont la réputation n’est plus à faire. A la tête de l’orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, le chef espagnol sait mettre en valeur la sensualité des pupitres sans freiner l’efficacité dramatique. Prima la musica, telle pourrait la devise liégeoise que cette Lucia illustre admirablement.
Par Gilles Charlassier
Lucia di Lamermoor, Opéra de Liège, du 17 novembre au 1er décembre 2015