13 novembre 2014
Dmitri Jurowski, l’orchestre comme destin

Jurowski
Chez les Jurowski, la direction musicale est une affaire de famille, de père en fils. Pourtant c’est au violoncelle que se destinait le cadet, Dmitri, avant de faire ses premiers pas à la baguette il y a une dizaine d’années, en tant qu’assistant de son père, Mikhail,  pour un enregistrement du Boris Godounov de Prokofiev, une redécouverte. Si les parisiens ont pu l’entendre dans La Dame de Pique, c’est à l’Opéra des Flandres d’Anvers, où il est directeur musical depuis quatre ans, que nous avons rencontré, à l’issue de la première d’une remarquable Khovantchina, celui qui s’affirme déjà, à trente-cinq ans, comme l’un des meilleurs chefs de la nouvelle génération.

Vous donnez ici une version frappante de La Khovantchina, très différente de celle qu’avait donnée à Bastille votre père l’an dernier.

C’est très difficile de comparer, car Bastille est une salle beaucoup plus grande, qui réclame une énergie complètement différente. Ici, à Anvers, nous n’avons pas un chœur, ni un orchestre aussi importants, seulement soixante six choristes, alors qu’on en prend généralement deux cents, comme à Paris, et tout y est beaucoup plus proche. Un opéra comme Anvers vous donne plus de possibilité pour travailler sur l’intimisme, sur l’aspect chambriste, sur la transparence. A Paris ou au Bolchoï, vous êtes dans de plus vastes dimensions. A la Bastille, j’aurais fait quelque chose de complètement différent.

La Khovantchina est restée inachevée par Moussorgski. Avez-vous suivi la version de Chostakovitch, que l’on joue désormais ?

Oui, on a pris la version de Chostakovitch, qui est excellente, mais j’ai parfois légèrement changé l’orchestration. Dans les vingt dernières années, des manuscrits ont été retrouvés à Moscou et Saint-Pétersbourg. On les a utilisés en certains endroits pour donner plus de transparence. Sa facture orchestrale donne beaucoup de place aux vents et ménage des moments solistes pour les instruments. Moussorgski avait seulement achevé sa partition pour piano, mais avait laissé dessus des indications sur l’orchestration.
Quand Rimski-Korsakov a publié ce que le compositeur avait laissé, il a réécrit l’orchestration, car il la trouvait bizarre et pensait que Moussorgski ne savait pas orchestrer. Je ne sais pas si c’est dû à la vodka ou à une inspiration visionnaire, mais, pour moi, son orchestration est très moderne. Prenez le Boris Godounov revu par Rimski-Korsakov, l’instrumentation est toujours très belle, très élégante, alors que l’écriture de Moussorgski est plus directe, plus expressive.
Pour ce qui est des coupures, on a suivi celles qui sont habituelles et indiquées par Moussorgski dans sa partition pour piano. On n’a pas essayé quelque chose de nouveau, et les coupes ont seulement pour but de maintenir la tension, essentiellement dans le deuxième acte. Les parties pour le chœur sont jouées intégralement.

Vous aviez déjà dirigé Moussorgski  auparavant ?

C’est ma première Khovantchina, et la première fois que je dirige, en entier et sur scène, un opéra de Moussorgski. Cela étant, j’ai beaucoup dirigé de Boris Godounov, et une bonne partie de la Khovantchina, dans la version de Rimski-Korsakov.

Parlez-nous de cette première expérience…

C’est une expérience très intéressante. On a fait ici, à l’Opéra des Flandres, Elektra de Strauss, qui est physiquement presque plus facile pour moi, car ce sont deux heures continues d’énergie explosive. Avec  La Khovantchina, vous avez besoin de garder votre énergie. En particulier, dans la seconde partie où il y a plein de moments religieux, extatiques, et c’est difficile d’y maintenir la tension dans ces moments-là. Cela étant, je suis très satisfait de ma collaboration avec les chanteurs et les chœurs, car on a pu travailler de manière approfondie sur les détails.

Comment travaillez-vous avec l’orchestre?

Pour vraiment trouver les détails, l’intimité, vous avez besoin de temps, ce que l’on ne donne presque jamais. A Paris par exemple, il y a seulement deux semaines de répétitions ; ici, huit. On peut donc se concentrer sur les petits détails, avec temps et patience. Cela fait quatre ans maintenant que je dirige l’orchestre de l’Opéra des Flandres. Techniquement, La Khovantchina n’est pas difficile, mais on a besoin de temps pour trouver la couleur.
Normalement, je commence par faire jouer entièrement l’œuvre, d’un bout à l’autre, sans s’arrêter aux problèmes, pour que l’orchestre entende la musique entièrement et ait une idée globale.  Après on travaille par pupitres, vents, cordes etc.

Avez-vous une relation particulière avec  Moussorgski ? Pourquoi avez-vous choisi de commencer par La Khovantchina ?

J’ai déjà dirigé les Chants et Danses de la Mort. Moussorgski était militaire et avait un sens de l’honneur, vous pouvez le sentir dans sa musique, comme son profond sentiment religieux. Même si Boris Godounov ou La Khovantchina traitent de politique, Moussorgski parle d’abord d’émotion, et non de politique, pour laquelle il n’avait pas de grande estime.
Je voulais faire d’abord La Khovantchina, parce que je savais ce que je voulais faire alors que j’hésite encore pour Boris, à cause des différentes versions : par exemple je ne sais si je dois faire l’acte polonais. Après La Khovantchina, je peux commence à y réfléchir.

Justement, comment choisissez  vous les œuvres que vous dirigez ?

Quand je sens que j’ai une forte opinion sur l’œuvre, je veux la concrétiser, et  c’est la même chose pour à l’opéra et le répertoire symphonique. Ici, c’est ma maison d’opéra, mon orchestre, avec qui je peux travailler autant que nécessaire. Si vous regardez le programme, Strauss, Wagner, Chostakovitch, Moussorgski, ce sont des œuvres lourdes et puissantes. Quand je les ferai dans le futur, je n’aurai jamais autant de temps, et pour moi c’est très important quand je fais des œuvres riches pour la première fois, de les préparer,  d’avoir du temps, de les donner avec ma touche personnelle.  On peut très bien critiquer cette manière de faire, mais pour vous forger une opinion, vous avez besoin de temps.
La Dame de Pique à Bastille, c’était une bonne performance, mais je n’ai eu seulement qu’une semaine de répétitions, car c’était une reprise. J’ai vu l’orchestre seulement deux fois, travaillé dix jours avec les chanteurs. Les représentations ont eu du succès, mais ce n’était pas « ma » Dame de Pique. Si j’ai vraiment la possibilité de travailler en profondeur, je choisis les pièces qui nécessitent beaucoup de travail.

Avez-vous un répertoire de prédilection ?

Bien sûr, un chef doit tout diriger, mais mon caractère personnel me porte c’est vrai, vers le XIXème et XXème siècle, en particulier russe et germanique, sans doute à cause de mes racines, et parce que j’ai grandi et que je vis en Allemagne, qui est comme ma seconde maison. D’ailleurs, les musiques allemandes et russes ont plus de choses en commun que ce que l’on croit.

Vous avez d’abord été violoncelliste. Comment s’est passé la transition vers la carrière de chef ?

Instrumentaliste et chef d’orchestre, ce sont deux carrières complètement différentes. Au départ je voulais vraiment être violoncelliste, mais quand le problème d’arthrose aux doigts est arrivé, j’ai compris que ce serait très difficile, sinon impossible, de continuer et d’être instrumentaliste professionnel. Et puis deux chefs dans la famille, je pensais que c’était assez.  Mais à vingt-deux ans, vous ne pouvez pas commencer un autre instrument et en devenir virtuose. Il restait donc chef d’orchestre et compositeur, et comme je voulais être sur la scène, j’ai donc essayé d’apprendre la direction musicale. Même si ça a été difficile, je sentais que c’était le bon chemin.
Quand j’étais violoncelliste, je travaillais dans beaucoup d’ ensembles avec des chanteurs, et ma femme est chanteuse : autant dire que ma vie est entouré de chanteurs, et que l’opéra me convient très bien !

Sans être compositeur, vous ne renoncez pas à faire des arrangements…
Oui, je fais des arrangements de jazz ou tango. Avec  ma carrière de chef, j’ai moins le temps de les jouer aujourd’hui, mais quand je me mets au violoncelle, pour le plaisir, j’en joue. C ‘est un hobby. Cela étant j’ai aussi fait quelques petits arrangements dans La Khovantchina, à partir de la partition pour piano.

Voilà qui lui aura donné l’occasion de nous offrir ce soir-là « sa vision personnelle » de cet opéra, avec l’idée que chaque oeuvre devient unique sous la baguette des grands chefs.
Champagne, vin et bière, les échos du cocktail de première se font entendre, le moment est venu de  laisser Dmitri Jurowki prendre sa part à cette très belle soirée d’opéra…

par Gilles Charlassier

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