20 juin 2012

Depuis combien d’années suis-je donc claquemuré dans cette cave sale et humide ? Il m’est difficile de le savoir. Dans l’obscurité totale, les jours et les nuits se confondent pour ne former qu’un bloc monolithique d’ennui. Seuls les rats viennent égayer mes journées avec un grignotage en règle de mes membres inférieurs. Au début, j’ai bien tenté de résister à leurs assauts répétés. L’instinct de préservation certainement. Mais, très vite, j’ai réalisé la futilité de mes efforts. Je me suis résigné à leurs visites régulières comme j’ai fini par accepter l’idée de ma fin prochaine. Mon tortionnaire finira par venir me donner le coup de grâce. Je n’attends de sa part aucune compassion. Je l’imagine déjà me fracassant à coups de hache avant de m’immoler par le feu. J’essaie de ne pas céder à la peur panique. Même le pire des monstres ne peut être cruel à ce point.
Pas cruel à ce point, un scélérat qui te laisse pourrir dans une cave infestée de rats et de souris ? L’espoir fait vivre mon malheureux.
Tenez, mes tourmenteurs au poil ras repassent à l’attaque. C’est étrange : j’ai remarqué une certaine inclination de leur part pour mon pied gauche. Au train où vont les choses, je vais finir bancal ! Me voici donc livré à la voracité des rats, voué à disparaître dans les flammes, oublié de tous… Pour tuer le temps et chasser les idées noires, je ressasse de vieux souvenirs. Lorsque j’ouvre les tiroirs de ma vie, je me dis que ma trajectoire aurait rempli de fierté mon créateur. Malheureusement, le typhus l’empêcha de suivre mes premiers pas dans le grand monde. C’est l’un des grands regrets de ma longue existence. J’aurais tellement voulu qu’il me voie évoluer dans les hautes sphères de l’Etat, côtoyant têtes couronnées, présidents du conseil et ministres de haut rang. C’est sur mon dos qu’ont été paraphés quelques grands traités et, je peux maintenant l’avouer, bon nombre de petites traîtrises.
J’ai été le témoin direct de l’Histoire avec un grand H, j’ai encaissé les coups de poing rageurs de Clemenceau, participé aux jeux érotiques du président Félix Faure… C’était à mon corps défendant, dois-je le préciser. Jamais je ne parvins à lui pardonner d’avoir à ce point avili la fonction présidentielle et, par là même, jeté le discrédit sur ceux, qui comme moi, furent les complices involontaires de sa poussive lubricité.
Oh pudibonderie hypocrite. Tu n’étais pas insensible au parfum intime de cette Madame Steinheil, que le Tout-Paris surnomma la « pompe funèbre » après le trépas pour le moins fâcheux du président.
Me voici donc finissant mon auguste vie dans le sol-sol humide d’un pavillon de banlieue avec pour seule distraction les triviales scènes de ménage d’un couple de quinquagénaires acariâtres.  Pour mon plus grand malheur, mes tortionnaires sont des malotrus doublés d’imbéciles. A leurs yeux, je n’ai aucune valeur… Ils me croient de ce bois dont on fait les latrines alors que je suis de ces bois précieux dont on fait le noble mobilier. A mon époque, un bureau ne se fabriquait pas à la chaîne, avec du bois de mauvaise facture vendu en pièces détachées dans les grandes échoppes. Sans vouloir jouer les vieux barbons nostalgiques, il y avait naguère cet amour du travail bien fait et ce respect des beaux objets qui a, aujourd’hui, déserté les consciences.
Assurément, à 173 ans, je ne suis plus de première fraîcheur. Les accidents de la vie m’ont volé cette beauté discrète qui fit ma gloire passée. Mais, n’a-t-on jamais vu rejaillir l’éclat de l’ancien bureau qu’on croyait trop vieux ? Un petit tour dans un atelier de restauration suffirait à me redonner mon lustre d’antan. Car, j’ose le dire sans forfanterie, ma place n’est point dans la maison d’un particulier (encore moins dans sa cave !) mais dans un grand musée national. Las, j’ai été la victime d’un cambriolage dans les beaux quartiers de la capitale. Et mes trop nombreux receleurs (d’ignorants malfrats) ont fini par oublier la noblesse de mon lignage ainsi que ma valeur sonnante et trébuchante.
La bêtise des humains me surprendra toujours. Particulièrement celle des hommes. Même si je garde un profond respect pour les grands hommes d’Etat que j’ai eu l’honneur de servir, j’ai toujours préféré la compagnie des femmes, plus douces, plus attentionnées, plus respectueuses de mes formes incurvées. Les maîtresses et courtisanes m’effleuraient de leurs caresses, les femmes de ménage, elles, me bichonnaient, me briquaient, me lustraient, me ciraient…
De mes deux tortionnaires, l’époux est, sans l’ombre d’un doute,
celui dont la balourdise est la plus criante. Au lieu de me livrer en pâture à ses rats, il lui suffirait d’appeler un antiquaire avec cet étrange téléphone miniature qu’il cherche sans cesse en farfouillant dans les poches de sa redingote. J’ai d’ailleurs pu croire, un trop bref instant, au miracle de ma délivrance lorsqu’un jour la marâtre eut l’idée de me faire estimer par un antiquaire. J’en frémissais d’avance. J’imaginais les grands musées de France tentant de s’arracher ce vestige historique à prix d’or. Je me voyais déjà figurant en bonne place dans les manchettes des gazettes.
Mais, pour mon plus grand malheur, son inculte de mari accueillit la suggestion par un rire aussi gras que stupide. Il osa prétendre que je n’avais pas plus de valeur qu’une table en formica ! Pouah ! Que ne faut-il pas entendre ? Moi ? Ce grand serviteur de l’Etat, un Louis XV en noyer, création de Jacques Meunier, artisan-ébéniste du Ier arrondissement de Paris dans l’une des échoppes alors les plus renommées du pays ? Ah, si seulement je pouvais faire comprendre à ce rustre son impardonnable méprise qui le privera d’une fortune et la France d’un joyau de l’ébénisterie.
Les cimetières regorgent d’ignorants morts dans une misère absolue avec des toiles de maîtres moisissant dans leur grenier. Mais un vieux bureau – aussi prestigieux et noble fut-il – grince, crisse, craque mais il ne parle pas, il gémit en silence et subit sans broncher les maltraitances en tout genre ; les mains moites, les odeurs de pied, les postillons nauséabonds, les tapes colériques, les tiroirs qu’on claque avec brutalité…
Secrètement, je dois le confesser, je me prends encore à rêver d’un ultime coup de théâtre, la main du destin qui viendrait me sauver d’une mort infamante. Plus encore que la douleur des coups de hache et la torture des flammes, je redoute une fin sans gloire, dans un oubli complet. Se peut-il que les historiens, les antiquaires, les conservateurs de musée aient laissé filer de leur mémoire cet élégant bureau qui – au sommet de sa gloire – trôna fièrement dans la galerie des glaces lors de la signature du traité de Versailles ? Lloyd George, Vittorio Orlanda, Woodrow Wilson, et bien sûr, Georges Clemenceau, « le père la Victoire », tous se penchèrent sur moi pour signer l’armistice et faire payer à l’Allemagne le prix de sa brutale arrogance. Qui chérira ma mémoire ?
Ah mon malheureux, et voilà que tu te prends pour un homme pleurnichard, boursouflé de jérémiades et réduit à invoquer sa postérité ! Pour un bureau, invoquer sa postérité c’est faire un discours à la vermine et aux rats….
Ça y est. Je distingue les pas pachydermiques de mon bourreau dans les escaliers qui mènent à la cave. L’heure du vulgaire nettoyage de printemps tant de fois remise à plus tard a donc finalement sonné. En ce moment fatidique, je me sens rempli d’une certaine bravoure. Même sa terrible hache que je devine maintenant dans l’embrasure de la porte ne m’effraie pas. Je n’ai pas mérité l’indignité d’une telle fin mais mon rang m’oblige à accepter, sans poltronnerie, ma tragique et brutale destinée. Je ne vais pas mourir en sous-lieutenant, comme une vulgaire  armoire en contreplaqué qui couine au premier coup porté.
Dans quelques instants, je saurai enfin si les bureaux ont une âme. J’ignore si les bureaux trouvent leur place dans l’au-delà. Qui sait peut-être y retrouverais-je mon père et créateur, Jacques Meunier, Georges Clemenceau, Félix Faure et sa douce Marguerite ? Anne, sainte patronne des menuisiers, priez pour moi pauvre pêcheur maintenant et à l’heure de….
Crac ! Bang ! Crac ! Bang ! Crac ! Bang ! Crac ! Bang !

 

Par Christian Roudaut

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