On a visité l’expo New York de Depardon. On a bravé le froid, on a marché sur les pavés, on est arrivé à l’Alcazar, un restaurant chic du 6e arrondissement (Métro Odéon). On s’est approché, on a ouvert la porte et on a demandé : “C’est bien ici, l’expo Depardon?” Et un serveur d’1m90 nous a dit : “Oui oui, c’est là. Je vous laisse regarder.” D’un bras, il nous désigne le mur et sa série de 32 cadres blancs. On s’approche, obligé de chausser ses lunettes. Une rangée de tablées nous barre l’accès. Heureusement qu’on n’est pas venu un midi, vous imaginez-vous regarder les clichés new-yorkais par-dessus la tête de Monsieur Grandugion (nom inventé), le nez sur ses cheveux blancs et ses pellicules ? Pendant que lui est en train de manger… Non, ce ne serait pas très raisonnable ni confortable. Essayez donc de venir en dehors des heures de repas.
Malgré cet inconfort -les tableaux sont là comme pour faire décor-, l’on se plonge dans l’histoire linéaire, de droite à gauche. Car c’est bien d’une histoire, dont il s’agit. Celle de Raymond Depardon, le légendaire photographe des campagnes et de la France profonde. Catapulté pour un mois dans les rues grises de la Grosse Pomme. C’était en 1981. Le journal “Libération” avait eu cette idée : l’envoyer du 2 juillet au 7 août à New York, en lui proposant de faire parvenir au journal une photo légendée par jour. Une chronique d’été, en somme. Sauf que le reporter semble perdu. Et que sous son oeil, New York n’est pas la ville grouillante et bruyante possiblement attendue, mais une mégalopole que la solitude intérieure rend fantômatique et déroutante.
Extraits :
2 juillet 1981. “Le matin, la direction du New York Times me donne l’autorisation de suivre les photographes et de développer mes films au journal. Je suis très impressionné par ma première visite. Personne ne semble connaître Libération. Il y a des ordinateurs partout.” (Paru le 6 juillet)
4 juillet 1981. “J’ai envie de rentrer en France, de tout laisser tomber. Je me force à faire une photo. Je me demande ce que je fais ici.”
10 juillet 1981. “Nous croisons Mia Farrow dans la Rolls de Woody Allen et Mick Jagger en bermuda rose avec un talkie-walkie.” (Paru le 14 juillet)
11 juillet 1981. “Times Square. Je ne sais ce qu’il dit, je suis attiré par la jeune femme noire contre le mur. Je viens de trouver le seul Libération de New York. Je vais le montrer au New York Times.” (Paru le 16 juillet)
15 juillet 1981. “J’erre dans les rues, plus seul que jamais. Je suis comme un touriste. Vers la 5e Avenue en passant devant le métro Goldwyn Mayer, je pense au désert, je pense à un film, à un film épique avec plein de figurants, de vieux forts, du sable et beaucoup de chameaux.” (Paru le 18 juillet)
(…)
Au fil des rues, des toilettes d’hôtel, ou des anonymes Américains croisés qu’il fixe sur le film avec son Leica… se dessine une silhouette émotionnelle, le fil d’une conscience sans fard, un esprit libre en escapade . Depardon ne s’embarrasse pas de “faire” style, ou de choisir un angle pour sa mission picturale, il laisse le hasard des jours faire chemin. L’exercice imposé de la légende-photo, concise, à l’encre noire, la mue en ancêtre involontaire des tweets. Chacune d’elles nous rejoint frontalement comme un exercice chez l’opticien, en plein dans une cantine où l’on se tord le cou. Depardon aura été pour ce Diary d’une fidélité presque woolfienne aux pensées intérieures et inclinaisons du regard. De cette démarche il évoque lui même le “flip”(sic) affaissant qui lui a traversé l’esprit : “tout ce que je fais n’a aucun intérêt.”
En ressort une image de New York inhabituelle, en chromie de grisaille, ni pittoresque ni revancharde. Improbable et décalée. Les espaces vides d’un New York insonorisé par la conscience qui parle. Pendant ce temps, à l’Alcazar, les préposés au service mettent le couvert et vous demandent de vous pousser. Le maître d’hôtel de l’établissement -où officient certains talents de l’émission Top Chef- s’égosille : “Pour information tout le monde, vous m’écoutez ! Les menus du soir, pastille noire. Midi, orange. Brunch, pas de pastille !” Une bien curieuse mais sympathique (si si) expérience de visite artistique, moins guindée, plus informelle, qui se termine par le retour au terroir du preneur d’épreuves : sa mère, sur la tombe de son père ; sa nièce, à Villefranche sur Saône. Comme une cérémonie familiale retenue qui ferme les lèvres, et le voyage. Raymond Depardon si fidèle à l’âme humaine, la sienne, sans sur-jeu. Comment fait-il ?
Par Noélie Viallet
“Correspondance new-yorkaise”. Jusqu’au 5 mars au restaurant L’Alcazar. 62, rue Mazarine. 75006 Paris. Tel. : 01 53 10 19 99. Métro Odéon. Tous les jours de 10h à 1h du matin. Entrée Libre.
À noter : Alain Bergala aux “Cahiers du cinéma”, flaira cette année là l’intérêt du concept (à cette époque, la démarche était génialement novatrice!) et décida de s’associer de biais au projet : il récupéra clichés et légendes qu’il annota avec son esprit de critique aiguisé. S’en suivit un dialogue croisé avec le photographe que l’histoire retiendra comme une des premières publication livre des “Cahiers du cinéma” inaugurant une série d’ “Écrits sur l’image”. L’ouvrage est épuisé mais depuis, une nouvelle édition augmentée de cet ouvrage a été publiée aux éditions des Cahiers du Cinéma : “New York” de Raymond Depardon et Alain Bergala -125 pages, 25 €.