31 décembre 2011

La trêve aura été brève. Mardi, la guerre va reprendre. Dans le froid et dans la nuit; chaque matin, regarder leurs visages endormis, prendre ma respiration, devenir une autre personne pour avoir le courage de les réveiller, les violenter pour, à 5 et 6 ans leur montrer déjà ce qui les attend. Dans quinze, vingt ans. Il faut donc se lever, manger ces céréales trop sucrés, en laisser la moitié pour être dehors à l’heure où passent les poubelles, et, même s’ils n’ont aucun rôle, aucune valeur économique, être à l’heure, celle pour que les parents puissent être au bureau, prêts à 9 heures, heure fatidique où la Bourse ouvrira. D’attaque pour que les laborieux puissent participer à cette croissance pourtant envolée, et aient été suffisamment productifs dans leur journée pour pouvoir venir les chercher à 16 h 30, où comme chacun sait, nous sommes nombreux à Paris, à avoir fini notre journée… Double peine donc pour ces enfants aux yeux encore collés et aux visages chiffonnées, doucement ahuris d’avoir été si tôt sortis de leur lit pour aller aligner des cubes. « Madame, il s’agit de leur éveil intellectuel, c’est du sérieux ». Bien sûr, pardon, c’est pour cela que leur petit cerveau doit être sollicité dès les matines, qu’ à 8 h 33, c est déjà son avenir scolaire qui se joue et que sont en jeu ses chances d’ entrer à Sciences po ou Normale -selon. En CP, la tension monte encore d’un cran. L’autre jour, j’ai eu droit à me faire coincer devant la grille où l’on m’a de toutes les façons repérée depuis longtemps comme celle qui n’ a-jamais-sa-carte-pour venir-chercher-ses-enfants. (de quoi me souvenir que jadis, le carnet de correspondance je l’oubliais aussi tout le temps…).

 » Vous avez quelques minutes, madame? » Le ton ne prêtait pas à discussion, et puis, prise au dépourvu, j’étais coincée. Bredouillante, j’ai suivi la directrice dans son bureau, elle a refermé la porte derrière moi et m’a invitée à m’asseoir sur une chaise en face d’elle. En l’espace d’une seconde, j’étais redevenue cette petite fille, le cœur battant, la peur au ventre dès qu’elle était convoquée -c’est à dire souvent. Je n’avais plus rien de cette femme qui travaille, paye son loyer, remplit ses feuilles d’impôts, possède une carte bleue, conduit et a le droit de croire qu’elle peut, avec un bulletin de vote, décider qui sera aux commandes de son pays. Tout cela en l’espace d’un instant avait disparu. J’étais là, assise dans cette chaise à fixer un poster accroché au mur, essayant d’avoir l’air ce que je n’étais plus : un adulte. « Vos enfants sont souvent en retard et puis votre fille a manqué plusieurs fois l’école, vous savez elle est très sensible, elle ne le vit pas bien ». Le Scud avait été lancé, sans semonce, répondant au nom de culpabilisation. Touché. Que répondre, que dire ? « Mais ça pourrait être pire! » sort de ma bouche; c’est vrai, je lui explique, je m’applique madame, soyez-en sûre, là,  telle que vous me voyez, je suis à mon top maximum, tous ces matins où je m’impose ces réveils, parce que oui, j’ai voulu des enfants, mais je n’avais pas trop pensé à tout cela à l’époque, cette pression quotidienne qui me ramènerait dans ma vie d’écolière, ces sonneries qui se ressemblent toutes et dont j’avais cru, mon bac en poche, me débarasser pour toujours. Comment sur un quai de TGV qui part, lorsqu’elles retentissent sans appel, elles me hantent encore, et comment les réveils ne sont plus chez moi que réglés -quand ils le sont- sur de la musique. Je pourrais lui raconter tous ces souvenirs gris comme la cour de récré, que j’ai gardé de mes années d’école, comment j’y ai développé mon aspect rebelle, lequel m’a conduit là ou je suis aujourd’hui, capable d’habiter dans ce quartier hors de prix et payer à moi toute seule les trimestres de son établissement. Mais non, rien ne sort. La petite fille que je suis redevenue depuis que je l’ai suivie entre ces quatre murs, qui vibrent encore de tous ces enfants qui s’y sont vus rappelés à l’ordre, cette petite fille baisse la tête et attend que ça passe. Là, dans ce bureau, devant elle, je ne suis plus que la part de moi même qui, en temps normal me surprend tant lorsque je la vois si complète et incarnée chez ma fille. Soumise, dans l’acceptation, vaincue par le système, avec cette désagréable impression qu’ils ont gagné, et que même nos pensées sont désormais sécurisées. Mais, la voilà devenue curieuse, elle s’intéresse. Et de me souvenir que oui, je vais pouvoir faire ce que je sais faire le mieux, raconter une histoire comme je le fais dans ces colonnes à longueur de mon temps, lui offrir une petite partie de rêve, un petit extra qui sort de l’ordinaire, un peu d’imprévu, de vivant. Il me semble alors devenir une joueuse de flûte, capable de faire danser et de s’élever un petit serpent, charmeuse même pour un court instant, le temps de sortir d’ici et de retrouver ma liberté. Voilà, c’est gagné, je suis dehors, un peu honteuse d’avoir l’impression d’avoir abandonné mes enfants à ce que je vois comme leur triste sort; peut-être ne le voient-ils pas comme cela… Je leur souhaite en tout cas, la suite sera alors plus facile pour eux. Ça y est je suis dehors; pour un peu je me mettrais à courir pour sentir ma liberté retrouvée dans mes muscles, dans mon corps. Jouir de ma chance que l’école soit loin derrière moi et qu’à part pour y accompagner mes enfants encore tous ces matins d’hiver -janvier étant le pire- je n’ai plus jamais à y retourner…

 

Par Laetitia Monsacré

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