Plus de quatre ans après l’entrée au répertoire du Ballet de l’Opéra des Flandres de la relecture de Giselle par Akram Khan – resituée à l’heure de l’exploitation capitaliste mondiale et de la crise migratoire – et reprise la saison dernière, le chorégraphe britannique revient sur la scène flamande avec une adaptation d’un, sinon deux, autres classiques, dans une coproduction avec l’English National Ballet – qui l’a créée en septembre 2021 à Londres. Partant de la fin de Frankenstein en Arctique, Creature renouvelle la mise en scène de l’oppression sociale décrite dans Woyzeck, drame laissé à l’état fragmentaire par Büchner lors de sa mort prématurée et qui a entre autres été revisité par Berg à l’opéra. Le soldat démuni qui accepte de se soumettre aux expériences d’un docteur et aux manipulations de son capitaine jusqu’à sombrer dans la folie et tuer sa fiancée devient ici un cobaye affrontant les conditions extrêmes de froid et d’isolation pour repousser les frontières de l’humanité au-delà de la Terre en vue de quelque conquête spatiale. Dans cet asservissement de l’homme par la science et la technique, Creature tente de trouver réconfort auprès d’une gardienne de la base militaire, Marie – le même prénom que chez Büchner – que l’on voit un balai et une serpillière à la main, dans d’humbles taches. Mais le Major, ayant jeté son dévolu sur la jeune femme, abusera d’elle jusqu’à la mort, laissant Creature désespéré au milieu de ses souvenirs d’espoir et d’amour.
Une danse narrative et expressive
Sous les éclairages blafards de Michael Hulls, l’enceinte de bois dessinée par Tim Yip, qui avait imaginé la scénographie de Giselle, est le terrain d’un corps de soldats en blanc à l’allure martiale, dont la puissance, sinon la violence, dans la soumission aux ordres s’accentue au fil du crescendo sonore, et contraste avec la gestuelle plus démantibulée du protagoniste éponyme. Sur une création musicale très efficace de Vincenzo Lamagna – également l’auteur de celle de Giselle –, qui fusionne traitement électronique et longue plages lancinantes voire hypnotiques portées jusqu’à l’incandescence acoustique et rythmique, Akram Khan conjugue athlétisme parfois virtuose réinterprétant les codes du classique, et expression pantomime dans une danse très narrative. Celle-ci met en relief de manière saisissante l’antagonisme entre les oppresseurs et les opprimés, entre l’extériorité vigoureuse des premiers et l’intériorité parfois torturée de seconds, en particulier dans une écriture foisonnante pour les bras, d’une grande volubilité expressive, quand elle ne se fige pas dans quelques symboles, à l’exemple du doigt levé vers le ciel par Marie, signe de son aspiration spirituelle contrariée par sa condition.
En cette soirée du 28 janvier à Anvers, Claudio Cangialosi s’investit dans l’incarnation d’une Creature ballottée par son milieu et aveuglée par les expériences qu’il subit, devant l’autorité du Docteur de Nicola Wills et du Capitaine de Tiemen Bormans. En Andres, Brent Daneels campe un alter ego plus discret dans le partage des turpitudes sociales. Claudia Gil Cabus fait irradier l’espérance d’un monde meilleur face à la cruauté du Major façon Rothbart taillée à la serpe par Aaron Shaw. L’unité des ensembles participe de la puissance d’un ballet où l’urgence de l’imaginaire contemporain magnifie l’héritage classique, sur une musique calibrée sur-mesure qui dépasse les clivages entre les genres et les répertoires, confiée à l’Orchestre symphonique de l’Opéra Ballet des Flandres, dirigé par James Gavin Sutherland. Un spectacle dont on ne sort pas indemne.
Par Gilles Charlassier
Creature, ballet d’Akram Khan, Opéra des Flandres, à Anvers du 21 au 29 janvier 2023 et à Gand du 10 au 17 février 2023.