L’année 2020 est placée sous la figure tutélaire d’un des géants de l’histoire de la musique : Beethoven, dont on célèbre le 250ème anniversaire. La programmation annoncée est naturellement pléthorique, et les intégrales des symphonies ne manquent pas. Ainsi, Carnegie Hall propose deux cycles en moins d’un mois. Le premier avec l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique, sous la baguette de John Eliot Gardiner, se décline au fil de cinq concerts, du 19 au 24 février, et s’ouvre avec la Symphonie n°1, autour de quelques pièces orchestrales et vocales de jeunesse et de la première maturité.
L’Ouverture, l’Introduction et trois numéros du premier acte du ballet Les créatures de Prométhée font résonner les saveurs parfois rustiques des instruments dits d’époque, à l’exemple de cors plus verts, relayées par une dynamique alerte. Ce sens de l’expression, qui ne recherche pas l’artifice, se retrouve dans l’air de concert Ah ! Perfido, dont Lucy Crowe fait respirer les émotions, avec un timbre et une sensibilité à fleur de souffle qui peut évoquer Patrizia Ciofi. Si sur la page plane l’ombre d’Idoménée de Mozart, la présente lecture privilégie l’élan à travers la fécondité du modèle. Cette fraîcheur se confirme dans une Première Symphonie frémissante, où se devine cette soif d’explorer des ressources inédites des formes établies. A la manière de certaines formations baroques, les musiciens renoncent au confort de la chaise et jouent debout. Plus qu’un cabotinage scénographique, ce choix favorise des attaques et des rythmes plus agiles, plutôt qu’une patine symphonique. La nervosité de l’Allegro initial cède à la fluidité allante de l’Andante, avant l’effervescence d’un Menuet qui n’oublie jamais la lisibilité, et un finale enlévé et aéré.
Après l’entracte, et la première Ouverture de Leonore, Lucy Crowe revient avec deux airs tirés du deuxième acte de cette version princeps de l’unique opéra de Beethoven, Fidelio, rarement jouée et que Gardiner avait enregistrée il y a une vingtaine d’années. On y reconnaît cet instinct des contrastes et de la dialectique qui se révèle également dans le finale des Créatures de Prométhée, refermant un concert qui satisfait à son affiche et se nourrit à la fois de l’intelligence de l’architecture formelle et d’une palette vivifiante.
Beethoven versus Bacri à Chicago
Quelques jours et centaines de miles plus loin, c’est sur les bords du lac Michigan, à Chicago, que Riccardo Muti et son Chicago Symphony Orchestra proposent un autre regard sur Beethoven, avec, en miroir, une création contemporaine. Deux symphonies de Beethoven sont au programme. La Deuxième, en ré majeur opus 36, est parfois présentée dans une pâte nerveuse et juvénile, même si la facture gagne en densité par rapport à la Première. Le directeur musical de la phalange américaine ne cède pas à certains allégements aujourd’hui plébiscités, et n’hésite pas à défendre une sonorité pleine, authentiquement symphonique, qui laisse s’épanouir la précision des pupitres. L’allant et la clarté du mouvement initial n’est pour autant négligée. Le galbe du Larghetto polit un lyrisme calibré, avant un Scherzo vif, sans précipitation, et un finale où se confirme des couleurs mozartiennes patinées par une dynamique tenue sans relâche.
C’est à un compositeur français prolifique et qui ne dédaigne pas les séductions de la mélodie que le CSO a passé une commande. Ophelia’s tears opus 150 de Nicolas Bacri met en avant la clarinette basse de J. Lawrie Bloom, auquel il est dédié – en même temps qu’à la mémoire d’Oliver Knussen. La personnage shakespearien avait déjà inspiré le musicien : il avait écrit en 2018 une Ophelia’s mad scene, pour soprano et clarinette, ainsi qu’un Ophelia’s solo pour clarinette, avant le présent opus l’année suivante. Empreinte de sentiment, la pièce développe trois sections qui s’enchaînent en un seul mouvement. Après, en guise de prélude, une mélopée qui s’élève des graves et où s’entend une évidente expressivité de la coloration orchestrale, la section fuguée de Tragedy témoigne d’un renouvellement des formes classiques, en même temps qu’elle sert la virtuosité de la clarinette, exempte d’exhibition gratuite. Sans renoncer à une solide écriture harmonique, Madness condense une certaine théâtralité, avec, entre autres, un beau dialogue entre le soliste et le hautbois, quand Death conclut la page sur une résignation tragique émouvante, aux confins de l’extase et du murmure. Assumant un conservatisme romantique indifférent aux diktats de l’avant-garde, la création de Nicolas Bacri réconcilie les amateurs de narration musicale et ceux de beauté formelle.
Après l’entracte retentit la vigueur de l’iconique Symphonie n°5 en ut mineur opus 67. Dès l’Allegro con brio s’affirme une générosité sonore qui, en passant par l’Andante et le scherzo, innerve jusqu’à un finale triomphant, dans des attaques nettes et des phrases développées jusqu’au bout de la note. L’élan dramatique ne souffre aucune esquisse et s’appuie sur chaque détail, cisélé par chacun des pupitres : plus que la tension du doute, c’est la force de cette marche vers la lumière que privilégie Riccardo Muti et ses musiciens du CSO, que l’on peut retrouver dans leur dernier enregistrement consacré à la Treizième Symphonie de Chostakovitch, capté dans un live édité par l’orchestre lui-même, sous le label CSO-Resound. La légende des « Big Five », regroupant les cinq plus grandes formations symphoniques des Etats-Unis, n’a pas inclus Chicago en vain.
Par Gilles Charlassier
Orchestre révolutionnaire et romantique, Gardiner, Carnegie Hall ; Chicago Symphony Orchestra, Muti, février 2020