Il y a une tradition bien établie au Théâtre de la Monnaie d’ouvrir la saison avec la création contemporaine, afin de souligner combien l’opéra est un genre qui peut encore – et doit – se conjuguer au présent. A l’heure où la France et la Belgique viennent de connaître une canicule inédite en septembre – après les excès de chaleur et d’incendie qui ont embrasé entre autres le sud de l’Europe et le Canada – la réalité du réchauffement ne devrait plus pouvoir être occultée. Et pourtant les voix des experts résonnent dans le vide face aux urgences économiques. De cette surdité face à l’annonce de catastrophes certaines, Cassandre est la victime mythologique par excellence, elle qui avait prévenu son peuple, en vain, de la chute de Troie. Sur un livret de Matthew Jocelyn, Bernard Foccroule – qui succéda à Gerard Mortier à La Monnaie pendant près de deux décennies – reprend cette figure dans le contexte actuel de la crise climatique. Cassandra est aujourd’hui Sandra Seymour, une doctorante en climatologie qui essaie, dans les tribunes où elle est appelée à s’exprimer, de faire passer ses alertes. En un prologue et treize scènes, jalonnés par trois tableaux de bourdonnements d’abeilles, dont le nombre va décroissant, d’une centaine à cinq lors du rideau final comme un avertissement et une métaphore de l’extinction de masse qui menace l’humanité, les péripéties de la chercheuse condensent les tensions et résistances de notre époque face à la réalité de l’évolution climatique : son amant, Blake, étudiant en lettres classiques, va périr lors d’une expédition activiste en Antarctique, tandis que son père ne voit dans ce changement que de nouvelles opportunités.
Cassandra, Sandra et les abeilles
Avec son scénographe complice de longue date Fabien Teigné, Marie-Eve Signeyrole élabore un spectacle articulé autour des alvéoles, faisant des abeilles l’autre vigie de notre destinée. Sous les lumières de Philippe Berthomé, le pupitre de conférence et son affiche à l’effigie de Sandra ou encore la table du dîner familial inscrivent l’histoire dans un réalisme décanté qui contraste avec l’épure des apparitions immémoriales de l’Antiquité – dialectique prolongée par les costumes dessinés par Yashi. La porosité entre les deux temporalités se retrouve dans la distribution vocale, en particulier dans les rôles secondaires. En Cassandra, Katarina Bradic fait vibrer l’inquiétude de la prophétesse en un mezzo homogène, auquel répond la vitalité de la soprano Jessica Niles en Sandra à la déclamation volubile qui n’oublie ni le lyrisme ni la virtuosité technique. Paul Appleby manifeste l’impatience de Blake, un tropisme que la Naomi de Sarah Defrise ne manque pas d’exprimer à sa manière. Susan Bickey affirme la maturité d’Hecuba et de Victoria, la mère de Sandra, aux côtés de l’autre figure paternelle des doubles héroïnes, Priam et Alexander, campés solidement par Gidon Saks. Joshua Hopkins réserve ses accents mordants à Apollon et l’auditeur en colère. Mentionnons également les interventions de Sandrine Mairesse en manager de stage et Marjorie, Lisa Willems en présentatrice de conférence et celles du choeur préparé par Emmanuel Trenque. A la tête de l’Orchestre symphonique de La Monnaie, Kazushi Ono met en valeur l’éclectisme efficace d’une partition à la fois évocatrice, à l’exemple des nuées d’ostinati sourds pour les abeilles, et au service de la dramaturgie narrative. Avec des manifestations qui composent un mini-festival autour de Cassandra, La Monnaie se confirme comme un creuset réflecteur de notre monde d’aujourd’hui et de ses interrogations.
Par Gilles Charlassier
Cassandra, Théâtre de la Monnaie, Bruxelles, septembre 2023