Grand-mère n’aime que les fleurs. Elle écarte toujours ses bras avant de les respirer, comme une enfant qu’elle n’est plus depuis longtemps. Je le sais, c’est tout. Puis elle fourre son nez dans les senteurs des roses ou des pivoines. Quand elle relève les yeux, c’est pour chercher ceux de papa qu’elle aspire comme le vent mauvais avec ses nuages gris. Son fils unique qui n’aurait jamais du se marier et vivre loin d’elle, avec son petit Benji, moi. Chaque été, pourtant, nous retournons au château, ou grand-mère vit avec ses nombreux domestiques et autant de chats que j’ai de doigts. Des domestiques comme des mouches qui lui tournent autour et qu’elle chasse de ses mains, ou sur lesquels elle aboie un ordre, comme un chien qui défend l’entrée de sa maison. La citronnade n’est jamais assez fraiche, le gigot trop cuit, l’œuf pas assez baveux, la bouillotte au lit pas assez chaude, le plaid sur ses genoux pas assez long. Quant aux chats, elle laisse Clara la cuisinière les nourrir et jouer avec dans le parc si grand que je n’ai jamais pu en faire le tour. Quand vient la nuit, elle laisse entrer ses chats dans sa chambre et dort sous leur fourrure. Grand-père, lui, s’est endormi pour toujours dans une chaise longue face à la mer qu’on aperçoit entre les arbres de la forêt et papa n’a jamais osé lever la voix sur sa maman qui fait comme si la mienne n’existait pas. Maman, qui comme une faute de gout, s’appelle Rose et que grand-mère n’appelle ni ne respire jamais. Rose sans épines, qui se fane sous le silence. Elle ne lui dit ni bonjour, ni bonne nuit, ni rien ; balayés l’épouse et son Benji, comme les feuilles qui tombent des arbres et qu’un domestique ramasse au râteau. Comme si maman était morte. Comme si je dormais pour toujours dans une chaise longue face à la mer. Pire qu’un de ses chats qu’on ne nourrit pas et avec lequel on refuse de jouer. Juste leur fourrure pour avoir chaud la nuit. Ou la bouillotte, jamais assez chaude. Et ce n’est certainement pas maman ni moi qui aurions gratté à la porte de grand-mère, la nuit, pour dormir dans son grand lit. Quand elles se font face, maman a cessé de vouloir attraper son regard aussi vide que le grand puits du jardin. Elle se contente de prendre les repas en silence, prenant soin entre chaque plat de poser ses couverts dans l’assiette comme si tout était en mousse. Grand-mère ne parle qu’à son fils, ou aux domestiques. Elle me regarde parfois, comme un objet étrange qui n’est pas à sa place et qu’elle rangerait, si elle le pouvait sur la plus haute de ses étagères. Mais elle ne dit mot, ni ne caresse ma frange blonde. Quand j’étais petit, papa soufflait sur mes cils pour me réveiller et en ouvrant les yeux dans les siens, j’y voyais un peu de bleu volé à la mer.
C’est peut-être à cause des fleurs qu’elle s’est penchée ce matin-là de la fenêtre de sa chambre, bras écartés, tombant comme une pierre qui a roulé jusqu’aux rhododendrons. C’est Clara, la cuisinière, qui l’a découverte la tête écrasée dans la terre, la robe de chambre toute salie, remontée jusqu’à la taille. Je n’ai rien vu, rien entendu, je dormais. Mais Clara m’a raconté tout cela, comme elle l’a dit aux pompiers, puis à la police. Maman m’a serré fort contre elle et m’a juste murmuré à l’oreille « c’est fini ». Et malgré mes dix ans, je l’ai serrée à mon tour si fort que mes mains sont devenues blanches comme ces nuages qui balayent le ciel bleu. J’ai répondu « oui, enfin ». Et nous sommes restés ainsi, longtemps, se balançant d’un pied sur l’autre, dans la tiédeur de la chambre où le soleil était entré en force. Plus tard dans la journée, papa est venu s’allonger sur le lit, regardant le plafond comme un ciel bleu d’été sans nuages, un ciel pur, où plus un seul orage ne viendrait assombrir ses longues journées au château. Je me suis couché à ses côtés, maman aussi, et nous nous sommes laissés aspirer par le ciel bleu tandis que les chats grattaient à notre porte. Le lendemain, ils se sont tous enfuis et ne sont jamais revenus, happés par la forêt qui sépare le château de la mer, rendus à la nature et dormant sur la mousse qui recouvrent les pieds des arbres centenaires. Je m’y promenais avec grand-père autrefois, comme un refuge loin du château et de ses maléfices. Une grand-mère sans couronne, ni miroir, mais plus méchante que les contes de fées que me lisait Rose quand j’étais plus petit. Elle voulait papa, juste lui, rien que pour elle et personne d’autre. Les chats, ça ne comptait pas, juste pour avoir chaud la nuit, après la mort de grand-père.
Et c’est comme ça que tout a commencé. C’est bien plus tard que j’ai commencé à comprendre. A dix ans, le monde est une bulle de savon qui vous éclate entre les doigts sans prévenir. J’avais tant de questions à poser à papa, à maman, à grand-père, à Clara, mais pas une à grand-mère. Je ne souhaitais qu’une chose. Une seule. Qu’elle tombe de la fenêtre de sa chambre. Après tout, c’était bien grand-mère qui avait versé le poison dans la tasse de thé de grand-père et arrangé la voiture où Rose et moi avions percuté un arbre de la forêt, sans freins pour pouvoir s’arrêter. Et pourtant, mêmes morts, nous retournions tous les trois chaque été au château. C’était bon de pouvoir s’allonger maman et moi à côté de papa, même s’il ne pouvait s’en rendre compte. Et ne croyez pas qu’une fois de l’autre côté, on peut traverser les murs et les portes. On ne ressent plus rien. Le temps n’a plus aucune importance. Et pourtant il en faut pour apprendre à ouvrir une porte ou une fenêtre. Si grand-père et Rose n’avaient pas été là à mes côtés, je n’aurais pas trouvé la force de pousser avec eux grand-mère qui se penchait ce matin-là par la fenêtre. Je l’ai regardée se soulever puis retomber comme une vieille poupée molle jusqu’aux rhododendrons sans ressentir quoi que ce soit. Quand on est mort, on ne ressent ni la douleur, ni rien. Elle apprendra peut-être, mais franchement je m’en fous. Grand-père a aussitôt disparu comme une bulle de savon qui éclate pour toujours. Nous savions avec Rose qu’il nous restait peu de temps. Juste celui de s’allonger sur le lit à côté de papa et de regarder le ciel bleu, sans nuages gris, un ciel pur qui allait nous aspirer pour longtemps. Alors j’ai serré fort la main de papa pour qu’il ressente ma chaleur, pas celle d’un chat pour sa fourrure, son enfant de dix ans prenant pour une dernière fois celle de son père avant de s’en aller. Alors papa s’est redressé d’un bond et a dit « Benji, c’est toi ? ». Les fenêtres se sont ouvertes d’un seul coup. Le vent est entré avec force, renversant les lampes et tournant les pages des livres sur sa table de nuit. « Benji, c’est toi ? ». Et Rose a rejoint grand-père sans me laisser le temps de lui dire adieu. J’ai caressé la joue de papa. J’aurais aimé lui dire « oui », mais quand on est mort, on ne parle plus. J’ai soufflé sur ses cils, puis ses cheveux. « Benji, c’est toi ». Papa m’avait reconnu. Et comme le souffle éteint la bougie, j’ai senti que je partais.
Par Gilles Paris
Dernier roman paru L’Été des lucioles Editions Héloïse d’Ormesson