Depuis trente ans, Aujourd’hui musiques défend la pluralité de la création musicale, avec, depuis l’inauguration du Théâtre de l’Archipel il y a dix ans qui a donné un nouveau foyer au festival perpignanais, un accent sur le croisement avec les arts numériques et visuels. Cette ouverture se traduit également cette année par une programmation qui n’hésite pas à sortir des murs du théâtre, à l’exemple d’un parcours d’installations interactives au Centre d’art contemporain, Mirages et miracles, d’Adrien M et Claire B – engageant sans doute plus efficacement l’imagination visuelle que sonore. L’accessibilité à un nouveau public, au cœur de la démarche de Jackie Collet-Surjus, ne se limite pas aux déambulations d’avant-spectacle dans la Verrière – les deux premières soirées sont confiées au piano à quatre mains d’Emilie Benterfa et Stéphanie Fontanarosa, dans une Escale en Turquie donnant la parole aux créations de Fazil Say, d’une veine évocatrice sans doute plus néo-tonale que dans l’identité expérimentatrice d’Aujourd’hui musiques, mais qui porte l’empreinte de la générosité d’un soliste n’hésitant pas à défier le régime autoritaire d’Erdogan. Après une soirée électro-pop au Médiator le jeudi 10 avec Lucie Antunes, le lendemain, dans la salle du Grenat, le ciné-concert performance Buster, de Mathieu Bauer, à partir du film La croisière du Navigator de Donald Crisp et Buster Keater, rencontre un certain succès par une sorte de mise en abyme décalée aux allures d’exégèse cinématographique dans la narration de Stéphane Goudet, sur une composition de Sylvain Cartigny aux couleurs pop-rock assumées.
Artefacts, échos polyphoniques
Pour autant, cette diversité de « pas de côté » nullement laissés en marge de la programmation ne se substitue aucunement à l’investissement au cœur de la création musicale, que le concert de Frédéric Bétous et les chanteurs de La main harmonique illustre remarquablement. Fruit d’une résidence au Théâtre de l’Archipel, Artefacts se propose de donner une résonance nouvelle aux menaces écologiques pesant sur la destinée humaine, que le flux d’informations en continu finit par hébéter. Avouons d’emblée que ce ne sont pas les évidences du texte déclamé par la comédienne adolescente Anouk Buscail-Rouziès, prolongeant celui projeté au fil du concert, qui donnent sa valeur à cette proposition d’abord musicale. Dans une scénographie et des lumières calibrées par Eric Blosse pour le plateau du Carré, c’est l’entrelacs entre polyphonies anciennes – le répertoire premier de La main harmonique – et arrangements de chansons d’hier et d’aujourd’hui qui façonne une fascinante parenthèse méditative. Accompagnés par Michel Schweizer pour sortir du statisme du concert, les solistes occitans font respirer les affinités entre des répertoires que le genre et le temps séparent habituellement. S’ouvrant sur l’iconique Chant des oiseaux de Janequin, avec une économie qui magnifie la vitalité pastorale de l’imitation contrapuntique du babil ornithologique, le florilège noue des échos entre la pudique mélancolie de la pavane Flow my tears de Dowland et la réécriture de pages de Dominique A et Moondog par Alexandros Markeas, sous des traits harmoniques proches de l’époque élisabéthaine, tandis que la décantation de Douce France de Charles Trenet par Bruno Fontaine fait affleurer une étrangeté suspendue au cœur d’un des archétypes de l’insouciance au parfum jazzy. On ne dira jamais assez combien la relecture des répertoire offre des perspectives à la création musicale : si avec du vieux on peut faire du neuf, Artefacts et La main harmonique réussissent un voyage qui porte l’empreinte de leur excellence singulière et que l’on espère retrouver bientôt gravé sur un enregistrement discographique.
Par Gilles Charlassier
Festival Aujourd’hui Musique, Perpignan, soirées des 11 et 12 novembre 2022.