Elle était là, noire et odorante, magnifique diamant offert par la terre. A des centaines de kilomètres de là, elle s’échangeait contre des billets colorés que crachaient des boîtes grises pour qui avait le bon numéro. Mais ce dernier jour de l’ année, c’est la nature et elle seule, qui avait donné celle-ci. Tôt le matin, pendant le mois de décembre, quand la plaine était encore plongée dans le brouillard, Luc n’avait eu de cesse d’arpenter ces collines de son enfance, marchant sur les mêmes sentiers que son grand père avait suivi. Celui-ci n’était plus en vie aujourd’hui, ni son fidèle chien, un bâtard nommé Hector, mais la traque était toujours la même, et la récompense jamais certaine. Ainsi avait-il cherché en vain, dans le froid sec, suivant son petit griffon, attendant qu’il aboie et gratte la terre. A chaque fois, Luc s’était agenouillé, le coeur battant, creusant en prenant soin de ne pas abîmer les racines du chêne avec son cavadou-une petite pioche héritée de son père-dans l’espoir d’extraire enfin ce champignon béni des dieux. Les semaines passant, il n’avait rien trouvé; après les hommes, il avait commencé à douter de la terre, de sa terre. Voilà qu’elle aussi le trahissait. Déjà son pauvre potager n’offrait-il plus rien depuis des mois, à part quelques carottes, des panais et des poireaux; les soupes se succédaient sur la nappe à carreaux blancs et rouges de la petite maison qu’il occupait, seul avec son chien, depuis bientôt un an. Le froid était si vif l’hiver venu, mordant la peau dès le seuil de la porte passé, raidissant les muscles et rendant toute sortie éprouvante.
C’était pourtant une quête à chaque fois pleine d’espoir, mêlant les prières à l’effort, et élevant la récompense au prix de l’effort. Comme il y pensait à cette odeur enivrante, ce craquant sous la dent et cette explosion d’arômes terreux dans le palais, capable de transformer un plat de pauvres en celui d’un seigneur. Déjà il imaginait sa joie de faire découvrir à ses enfants cette merveille née de la symbiose entre un champignon et un arbre grâce à ce sol calcaire sur lequel il était revenu vivre, loin de tout. Loin d’eux. Il n’avait pas été un bon père, il le savait. Rivé à son ordinateur à longueur de soirée, rentrant épuisé d’un travail qui lui permettait à peine de payer les traites de la maison, un petit pavillon bien propre en banlieue parisienne, il s’était retrouvé pris au piège, disant oui à tout. Sa femme, son patron, ses enfants. Luc avait vécu cette vie hors sol des années durant avant que Catherine ne rencontre quelqu’un d’autre. Un homme qui la regardait, qui la faisait rire, tant de choses que Luc avait cessé de faire. Les enfants avaient suivi le nouveau couple, ce nouveau père, comme des meubles et Luc avait fui, trouvant refuge dans ces collines où il avait grandi, baignées de soleil dès le mois de mars mais où il gelait à pierre fendre l’hiver venu. Là, il avait tenté de se retrouver, vivant en ermite, cherchant dans ses souvenirs comment il avait vu sa mère faire son propre pain, planter ses légumes et se nourrir sans jamais pousser un caddy dans ces rayons de supermarchés où les saisons n’existaient pas. Au fil des jours, il avait repris confiance en ses mains, en ses bras; de la terre avaient jailli des pousses timides puis la nature avait travaillé pour lui, imperturbable et généreuse nourrice. Il avait redécouvert l’attente, la sollicitude puis le bonheur de voir jaillir une tige puis s’élever dans les airs, tout à sa tache de grandir, les premières fleurs qui se transformaient en minuscules fruits. Avec respect, il avait alors joui une fois que le soleil et la pluie aient fini leur oeuvre de ces offrandes qu’on lui faisait. Du goût retrouvé avec ces tomates charnues et croquantes, de la peau lisse et brillante des aubergines, de la finesse de ces carottes de jardin. Puis l’été était passé, les melons avait laissé la place aux courges et sous le sol, Luc s’était alors mis à imaginer aux alentours des chênes la valse souterraine et magique, débutée au printemps. Comment leurs racines avaient servi d’hôtes aux fins filaments du champignon, les deux se nouant amoureusement pour donner naissance trois mois plus tard à ces petits cailloux noirs que l’église nommait les champignons du diable. Il y avait en effet quelque chose de surnaturel dans ce condensé de saveurs à la fois terreuses, presque animales et d’une finesse inouïe, à l’odeur envoûtante et que l’on volait aux entrailles de la terre. Voilà qui laissait l’homme circonspect, incapable de reproduire ce miracle.
En y songeant, il en aurait pleuré comme ce matin où il avait vu Marius, 8 ans et sa soeur, Manon sur le quai de la gare, avec leur petit brassard sur lequel était inscrit leur nom. Des mois qu’il ne les avait vus, qu’il n’avait serré leur petit corps chaud contre lui. Papa, papa. Ils n’avaient pas oublié le mot; leurs bras s’étaient enroulés autour de son cou. C’est qui, lui? avaient-ils ensuite demandé en voyant Max sauter dans la voiture. La maison s’était emplie de leurs cris, de leur course dans les escaliers, voulant voir leur chambre et marquer leur nouveau territoire. Puis, Marius avait vu la petite pioche sur le buffet, ce petit outil qui n’avait pas réussi dans les mains de son père à renouveler le miracle perpétué par des générations d’hommes de la famille. Il s’en était saisi, obligeant Luc à raconter l’histoire de ce diamant noir qu’il avait espéré, jour après jour, pendant un mois, leur offrir ce soir de réveillon. On le trouvera tous les deux s’était écrié Marius, attrapant son manteau. Père et fils étaient alors sortis avec le chien dans le froid, marchant d’un pas rapide et grave dans le soir tombant tandis que Manon avait commencé à faire cuire les panais, ces drôles de carottes blanches qu’elle voyait pour la première fois, et de faire une soupe où chacun d’eux espérait voir flotter bientôt des copeaux noirs. Lorsqu’une heure plus tard, Luc et Marius étaient revenus, les yeux brillants, Max bondissant autour d’eux, Manon avait poussé des petits cris de joie. Cette odeur, c’était irréel. La truffe, grosse comme un oeuf, avait été posée au milieu de la table comme un trésor qu’elle était. Car, avec elle, bien plus qu’un mets rare offert à ses enfants, c’était tout le passé de ces moments en famille qui réapparaissait; autant de souvenirs que Luc n’avait jamais connus avec ses propres enfants jusqu’à présent. Luc saisit alors, accrochée sur le mur de pierre, une râpe un peu rouillée, la passa sous l’eau pour en retirer la poussière et les toiles d’araignée puis, cérémonieusement passa dessus ce que la terre leur avait, avec bienveillance, offert pour ce dîner de retrouvailles, tout en songeant que ce soir de Saint Sylvestre, chacun et chaque chose avaient retrouvé leur juste place.