Ainsi se définit lui-même Elie Wiesel, au seuil de sa vie, venu présenter son dernier livre « Coeur ouvert » devant François Busnel et les invités de La Grande Librairie, plus attentifs que jamais et troublés par les pensées extrêmes de cet homme, qui vient, une fois encore, de franchir l’espace douloureux qui mène de la vie à la mort.
Car c’est une opération récente à cœur ouvert, réalisée in extremis, qui le bouleverse et le conduit à « dans (sa) tête, tourner les pages ».
Cette opération est un arrachement au temps présent, pour lequel « il n’est pas prêt : tant de mots à trouver, tant de silences à faire chanter […] tant de choses à raconter » à ses petits-enfants Elisha et Shira : « Elisha, quand il me sourit, je sais que le bonheur existe et que l’homme y a droit ». C’est un bonheur qui le responsabilise plus que jamais et le pousse vers l’avenir : « la meilleure façon de le protéger sera de changer le monde où il va grandir ».
Pourtant Elie Wiesel porte un regard sans illusion sur ce monde, où la barbarie se reforme et s’infiltre encore « à l’ombre des flammes invisibles […] d’où un sentiment proche du désespoir. Car si Auschwitz n’a su guérir l’homme du racisme, qu’est-ce qui pourrait y parvenir ? »
Un désespoir qui le submerge depuis ce qu’il a vécu ,« sous un ciel muet », lui et « les survivants du temps des ténèbres, lorsque le monde se taisait, et, Dieu aussi ! ».
Et bientôt presque un cri, « Que vais-je dire à Dieu ? Que je comptais aussi sur Son aide ? Trouverai-je l’audace de lui reprocher Son incompréhensible silence pendant que Satan remportait ses victoires ? […] Jamais je n’oublierai ce silence nocturne qui assassinait mon Dieu et mon âme. »
Elie Wiesel ose exprimer davantage encore, par la bouche du prophète Jérémie, alors que dans ses lamentations il évoque la destruction du premier Temple de Jérusalem : « Tu as tué (tes) enfants sans pitié ! Tu as assassiné (Ton peuple) sans compassion. »
Elie Wiesel nous explique pourquoi, bien « qu’il se soit élevé contre le Seigneur » , il l’honore encore par la pratique religieuse. « Mes parents et mes grands-parents, comme les leurs, l’ont fait ; c’est simple, je refuse d’être le dernier d’une chaîne remontant très loin dans ma mémoire et dans celle de mon peuple », écrit-il. Et puis, pour ce peuple, « la possibilité d’un oubli divin n’est- elle pas exclue de (son) inconscient ? »
La justification de sa vie, son sens et son futur, Elie Wiesel les trouve dans l’amour, un amour pour sa famille « sans limites », ainsi que pour les hommes : « Je crois en l’homme malgré les hommes […] je sais combien chaque moment est un recommencement, chaque poignée de main une promesse et un signe de paix intérieure ».
Sur un mot d’amour de son petit Elisha, Elie Wiesel voit son âme se remplir d’étincelles et semble pardonner à Dieu : « À ce moment-là, j’en suis convaincu, Dieu contemple Sa création en souriant. »
Ce beau livre sans épanchement est le regard d’un homme qui, enfant, s’est vu imposer la nuit, et qui trouve aujourd’hui la possibilité de créer la lumière. De quoi redonner espoir à tous ceux qui le liront.
Par Marine Romane
Cœur Ouvert, publié chez Flammarion