L’Opéra de Saint-Etienne est certainement l’une des salles françaises qui célèbre le mieux Massenet, natif de la ville rhônalpine, et elle lui a consacré pendant une vingtaine d’années, de 1990 à 2012, une Biennale qui permettait de redécouvrir les œuvres méconnues du compositeur, au-delà des Manon et Werther, qui font partie du répertoire de tous les plus grands théâtres lyriques. Si Thaïs n’est pas à proprement parler une rareté – Renée Fleming a accompagné l’oeuvre sur plusieurs scènes pendant les trois dernières décennies –, l’oeuvre peut aujourd’hui sembler un peu datée, par son exotisme extraverti et son sujet, tiré d’un roman éponyme d’Anatole France, l’histoire d’une courtisane dans l’Egypte romaine et byzantine qu’un moine fanatique va convertir à l’ascèse mystique.
Comme pour les redécouvertes du Romantisme français soutenues par Bru Zane, l’Opéra de Saint-Etienne ne recule pas devant des livrets que beaucoup disqualifieraient, et n’hésite pas à affirmer son soutien aux artistes français, jusque dans le choix des metteurs en scène. La production de Pierre-Emmanuel Rousseau, qui, selon son habitude, signe l’ensemble des paramètres scénographiques, réussit le pari d’une épure expressive resituée à l’époque de la création de l’oeuvre, procédé courant qui ici ne heurte jamais la dramaturgie. Dans les décors, on retrouve quelques invariants du metteur en scène, comme ces panneaux peints de noir veiné imitant le marbre. La thébaïde des cénobites se résume à quelques petites escabelles sur lesquelles se rassemblent les moines en bure blanche, sous un écrasant crucifix. La demeure de Nicias contraste avec des reflets de miroirs et de dorures, dans une décadence en frac, fards et frou-frous, où Carlo D’Abramo, en tenue mi-homme mi-femme rappelant le mythe de l’hermaphrodite et soulignant le mépris d’un milieu noceur pour la morale et la distinction des genres, anime les ballets avec des acrobaties chorégraphiques néo-classiques réglées par Carmine De Amicis. Les lumières de Gilles Gentner suffisent à suggérer le soleil écrasant de la traversée du désert, sur un plateau nu où ne reste qu’un amoncellement de chaises calcinées, vestiges du palais incendié. Sans fouiller des hypothèses psychologiques, la direction d’acteurs s’appuie habilement sur la scénographie pour dégager les caractères – en particulier le chiasme entre l’ardeur prosélyte d’Athanaël où la religion et l’érotisme se confondent, et l’ascèse mystique de Thaïs qui n’est autre que l’envers du sacrifice de sa vie à la sensualité.
L’excellence du chant français
Le plateau vocal à la déclamation sans reproche, qui rend presque superflus les surtitres, confirme combien Saint-Etienne est une référence dans l’interprétation du répertoire français. Dans le rôle-titre, Ruth Iniesta fait valoir, avec à peine quelques afféteries, un lyrisme velouté, voilé d’une discrète mélancolie, celle de Thaïs devant la vanité de son existence. Jérôme Boutillier ne se montre pas avare d’intensité dans les emportements d’Athanaël. La présence évidente du baryton français compense avec une intelligence de l’expression les contraintes d’une écriture à la limite de sa tessiture. La maturation de la voix de Léo Vermot-Desroches s’entend dans l’étoffement d’un timbre qui enrichit avec justesse son incarnation d’un Nicias baignant dans la luxure et la frivolité. De sa basse robuste, Guilhem Worms impose l’autorité impassible de Palémon. Marion Grange et Eléonore Gagey forment un duo complémentaire dans la coquetterie de Crobyle et Myrtale, à laquelle se joint la charmeuse campée par Louise Pingeot. Marie Gautrot se distingue en Mère Albine, par un mezzo d’une belle homogénéité. Préparé par Laurent Touche, le Choeur Lyrique Saint-Etienne Loire révèle une même attention que les solistes à l’intelligibilité du chant. Sous la direction de Victorien Vanoosten, l’Orchstre Symphonique Saint-Etienne Loire fait chatoyer les couleurs d’une partition parfois un peu chargée en pacotille orientale, mais d’une grande efficacité dramatique, dont le présent spectacle, réalisé par les ateliers de l’Opéra de Saint-Etienne, souligne la quintessence. L’équilibre des choix de la maison se retriuve dans la programmation jeune public, avec une création d’une compagnie stéphanoise, La Réserve : Le Manoir de Tante Marguerite, qui, en dépit de quelques longueurs, traite avec subtilité, pour les petits, comme pour les plus grands, les interrogations parfois délicates sur la vieillesse, la mort et l’héritage, avec des pages de Dvorak, Grieg et Schubert.
Par Gilles Charlassier
Thaïs, Opéra de Saint-Etienne, du 15 au 19 novembre